Cinq consonnes, deux voyelles. Comme le “Christ”, terminé par un “o”. Ce nom facile à retenir, c’est avant tout le prénom de naissance de Christo Vladimirov Javacheff, né en 1935 en Bulgarie. Mais depuis 1958, il est aussi le pseudonyme adopté par le duo que l’artiste formait avec sa compagne Jeanne-Claude Denat de Guillebon, dite simplement “Jeanne-Claude”. Pendant cinq décennies, les deux amants ont réalisé ensemble des projets d’ampleur où un procédé a émergé comme signature : l’emballage. Après l'avoir testée sur des petits objets du quotidien, Christo étend cette technique à des modèles vivants jusqu’à investir les immenses surfaces de monuments publics. Aussi, les tissus du duo se voient déployés sur des kilomètres dans le monde entier, de la côte sud de Sydney à une vallée du Colorado, passant par le pont Neuf de Paris et le Reichstag de Berlin. Les monuments sont empaquetés comme des colis, les étendues naturelles accueillent d’immenses rideaux orange ou des sculptures gonflables tandis que les lacs hébergent des ponts flottants recouverts de tissus étincelants.
En 2009, malgré le décès de Jeanne-Claude, Christo poursuit sa pratique en solo, continuant de réaliser des projets imaginés parfois cinquante ans auparavant. Alors qu’il s’apprêtait justement à être l'objet d'une rétrospective au Centre Pompidou en juillet prochain, l’artiste s’est éteint à son tour hier à l’âge de 84 ans. Une disparition qui l’empêchera malheureusement de voir enfin le résultat de l’un de ses projets les plus anciens et précieux : l’Arc de Triomphe emballé, désormais reporté à l’automne 2021. Afin de commémorer la carrière de cet artiste affranchi des courants et indubitablement libre, retour sur cinq de ses œuvres les plus étonnantes.
1. “Wrapped Coast” à Sydney (1968-1969)
93 000 m2 de tissu, 56 kilomètres de corde, 15 alpinistes professionnels et une centaine d’artistes, architectes et étudiants. Voilà tout l’arsenal déployé par Christo et Jeanne-Claude afin d’emballer près de 2,5 kilomètres de la côte de Little Bay au sud de Sydney, donnant sur l’océan Pacifique. Si cette œuvre n’est pas le premier emballage d’ampleur des artistes, elle leur offre toutefois leur première occasion de recouvrir un espace naturel et non un édifice public, comme précédemment. Afin de s’adapter aux conditions de ce littoral, notamment l’impact de l’érosion et des vagues d’eau de mer, le duo choisit un tissu synthétique utilisé dans l’agriculture. Quant à la somme colossale nécessaire pour cette installation, elle est rassemblée par Christo suite à la vente de ses peintures, dessins et autres sculptures. Dès son inauguration le 28 octobre 1969, l’installation peut être visitée gratuitement par le public et ce pendant les dix semaines suivantes.
2. “Le Pont Neuf Emballé” à Paris (1975-1985)
Reliant les quartiers du Louvre, rive droite, et de Saint-Germain des Prés, rive gauche, en traversant la pointe de l’île de la Cité, le pont Neuf est sans doute le pont le plus emblématique de Paris. Terminé en 1607, il est aussi son plus ancien. Cette puissance symbolique de l’édifice inspire Christo et Jeanne-Claude qui, dès 1975, commencent à imaginer et à préparer son empaquetage. Le 22 septembre 1985, le pont Neuf fait enfin peau neuve avec un habillage en polyamide couleur or, qui pendant deux semaines s’étend du sommet de ses réverbères au bas de ses voûtes trempant dans l’eau, jusqu’à recouvrir la surface de ses trottoirs qui accueilleront les pas des badauds ébahis par cette métamorphose. Au total, dix années de travail sont nécessaires à la réalisation de ce qui reste considéré comme l’un des projets les plus ambitieux du duo. Celles-ci sont d’ailleurs documentées dans un film des frères Maysles, Christo in Paris (1990).
3. “Wrapped Reichstag” à Berlin (1971-1995)
Si l’inauguration de cette installation a lieu dix ans après celle du pont Neuf, les prémices du projet lui sont en vérité antérieures. Véritable emblème de la démocratie en Allemagne, le Reichstag connut une histoire tortueuse : édifié à la fin du XIXe siècle pour accueillir l’assemblée du Reich, il fut incendié en 1933, à peine un mois après l’accession d’Adolf Hitler à la tête de la chancellerie du Reich, utilisé par les nazis pour accuser les communistes de ce crime, puis assailli par les Soviétiques et partiellement détruit en 1945 lors de la bataille de Berlin, et enfin rénové à partir des années 60. À l’heure où, en 1995, Christo et Jeanne-Claude emballent intégralement ce bâtiment imposant dans un tissu soyeux argenté maintenu par des kilomètres de cordes bleues, celui-ci accueille depuis quelques années seulement le parlement et le gouvernement fédéral du pays. Une fois encore, le projet “Wrapped Reichstag” fut intégralement financé par les deux artistes, refusant tout éventuel partenariat et sponsor pour préserver l’installation d’une quelconque publicité.
4. “The Floating Piers” sur le lac d’Iseo (2014-2016)
Christo, “The Floating Piers”, Project for Lake Iseo, Italy (2014-16). Photo: Wolfgang Volz © Christo 2016
Christo, “The Floating Piers”, Project for Lake Iseo, Italy (2014-16). Photo: Wolfgang Volz © Christo 2016
Après Le Pont-Neuf Empaqueté, Christo et Jeanne-Claude cessent de développer de nouveaux projets d’emballage de monuments publics tels qu’ils avaient pu le faire pendant plus de quinze ans. Pour autant, le duo continue d'imaginer des installations monumentales qui utiliseront le tissu de manières alternatives. Réalisées après la mort de Jeanne-Claude, les Floating Piers en sont l’exemple le plus récent : ici, à quelques heures de Milan non loin des Alpes, une toile jaune orangé étincelante recouvre des ponts flottants disposés sur la surface du lac d’Iseo. Longue de 3 kilomètres, l’œuvre permet aux visiteurs de rejoindre l’îlot de San Paolo au milieu du lac depuis la rive en ayant l’impression saisissante de marcher sur l’eau, mais s’apprécie également de loin, les collines environnantes offrant un panorama remarquable sur sa beauté colorée. Une expérience unique autant qu’esthétique, donc, qui fut victime de son succès : seulement cinq jours après son inauguration le 18 juin 2016, elle accueillit près de 300 000 visiteurs qui causèrent son usure prématurée.
5. “L’Arc de Triomphe, Wrapped” à Paris, en cours (1962-2021)
Christo, “The Arc de Triumph (Project for Paris, Place de l'Etoile – Charles de Gaulle) Wrapped”. Collage 2018 in two parts, 30.5 x 77.5 cm and 66.7 x 77.5 cm. Pencil, charcoal, wax crayon, fabric, twine, enamel paint, photograph by Wolfgang Volz, hand-drawn map and tape. Photo: André Grossmann© 2018 Christo
Comme beaucoup d’artistes et architectes, Christo et Jeanne-Claude sont à l’origine d’un grand nombre d’œuvres non réalisées. L’une des plus célèbres, une mastaba de 150 mètres de haut composée de barils colorés, est à ce jour toujours en préparation pour être édifiée au sud d’Abu Dhabi. Mais un autre projet du duo marquera très prochainement les esprits. En 1961, Christo imagine l’inimaginable : empaqueter l’un des plus célèbres monuments au monde, l’Arc de Triomphe. Vivant alors à quelques rues de l’édifice parisien, l’artiste bulgare commence alors dès l’année suivante à réaliser une série d’études sur ce projet, dont un photomontage présentant l’arc de 50 mètres de haut recouvert d’un emballage. En lien avec la rétrospective consacrée à Christo qui rouvrira bientôt au Centre Pompidou, le projet sera finalement réalisé à l’automne 2021, soixante ans après avoir germé dans l’esprit de son créateur. Un véritable hommage à la ville de Paris qui résonnera désormais comme une commémoration de la carrière fascinante de l’artiste, malheureusement disparu avant d’avoir pu découvrir sa forme finale.