Thomas Hirschhorn, "Eternal Ruins" (2020), Galerie Chantal Crousel, Paris
En janvier 2016, la violence contemporaine propre aux images numériques se déployait chez Chantal Crousel. Pendant deux mois, les murs de cette galerie parisienne se voyaient tapissés de photographies très grand format partiellement pixellisées. Entre ces grands carrés flous et colorés, les spectateurs pouvaient discerner des cadavres, des corps et des visages souffrants, écorchés, éventrés, des individus dont l’identité était – pour certains – rendue anonyme. Paradoxalement, le sang et les blessures de ces individus, que l’on aurait pu s’attendre à voir censurés par les pixels, apparaissaient au contraire avec une grande netteté. Radicale, choquante et directe, cette installation était l’œuvre de Thomas Hirschhorn, interrogeant depuis quatre décennies les grands sujets de notre époque à travers des sculptures et installations hybrides qui mêlent des matériaux et objets pauvres au texte et à l’image photo, voire vidéo.
“Plus que jamais aujourd’hui, je crois aux notions d’Egalité, d’Universalité, de Justice et de Vérité. Avec mon travail d'artiste, je veux donner une forme qui insiste sur ces notions et les inclut.”
Comme pour matérialiser un monde précaire aux portes de sa destruction, les œuvres souvent denses et chaotiques de cet artiste suisse traitent aussi bien de faits politiques, comme la guerre et la propagande, que de la transmission de l’information et les circuits de communication contemporains. En 2014, Thomas Hirschhorn dévoilait “Flamme éternelle” au Palais de Tokyo, une immense installation composée de piles de pneus, de tables et de chaises imaginée comme un atelier provisoire de réflexion et de création ouvert à tous les publics. “Plus que jamais aujourd’hui, je crois aux notions d’Egalité, d’Universalité, de Justice et de Vérité. Avec mon travail d'artiste, je veux donner une forme qui insiste sur ces notions et les inclut. C’est ainsi que je définis ma mission et pour l’accomplir j’utilise l’art comme un outil ou comme une arme. Un outil pour connaître le monde dans lequel je suis, un outil pour confronter la réalité an laquelle je me trouve et un outil pour vivre dans le temps que je vis.”, déclarait-il en novembre 2015. Ainsi, dans l’exposition Pixel-Collage présentée à la galerie Chantal Crousel l'année suivante, l'artiste exploitait le pixel comme un outil plastique en tant que tel, venant composer ses images en fragmentant le visible et l'invisible.
Thomas Hirschhorn, “Gravity and Grace (Chat-Poster)” (2020). Carton, bois, imprimés, feutre, adhésif, cristaux. 240 x 125 cm. Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo : Martin Argyroglo.
Thomas Hirschhorn, “Gravity and Grace (Chat-Poster)” (2020). Détail.
Quatre ans plus tard, l’artiste suisse est de retour dans la galerie avec une nouvelle œuvre. Sa nouvelle exposition “Eternal Ruins”, qu’il est désormais possible de visiter virtuellement, se concentre sur un autre versant de la technologie et de la communication numérique auquel Thomas Hirschhorn intègre une figure majeure de l’histoire française : Simone Weil. Sur de grands supports verticaux en carton qui ne sont pas sans évoquer les proportions maximisées d’écrans de smartphones, l’artiste redessine au feutre, avec un style presque enfantin, le design des conversations de la plateforme WhatsApp. Des citations de l’intellectuelle française sont alors intégrées à ces phylactères contemporains : ainsi peut-on y lire (en anglais) “L’amour n’est pas une consolation. C’est une lumière” ou encore “La beauté est l’harmonie du hasard et du bon”, autant d’aphorismes énoncés par Simone Weil au XXe siècle qui, sous cette forme éminemment contemporaine, paraîtraient mieux à même de capter notre attention éduquée à ces nouveaux modes d’échange.
Thomas Hirschhorn illustre avec brio l’idée d’uchronie, un temps idéalisé, fictif et hypothétique, tel qu’il aurait pu être mais n’a jamais été.
Car, en filigrane, c’est bien la question du temps que l’on retrouve au cœur de cette nouvelle exposition. Sur quelques-unes de ces œuvres cartonnées baptisées “Chat Posters”, des cristaux germent ça et là, semblant envahir progressivement une surface intrinsèquement virtuelle. Formés il y a des dizaines de millions d’années, ces minéraux incarnent le passage des années, des siècles et des millénaires face à une pensée désormais présentée comme immuable, à laquelle l’interlocuteur répond tantôt par des séries d’emojis, tantôt par des photographies de paysages en ruines d’une grande puissance romantique. Au fil de son exposition, Thomas Hirschhorn illustre ainsi avec brio l’idée d’uchronie, un temps idéalisé, fictif et hypothétique, tel qu’il aurait pu être mais n’a jamais été. Le titre de l’exposition en est d’ailleurs l’illustration même : indéniablement, l’artiste nous invite chez Chantal Crousel à découvrir ses “ruines éternelles”.