Numéro art : À l’origine de toute vocation artistique, que l’on soit artiste ou galeriste, il y a souvent une rencontre ou un moment charnière. Qu’en est-il pour vous ?Niklas Svennung : Tu ne veux pas raconter l’histoire de Man Ray et de l’avenue Louise ?
Chantal Crousel : Oui, ça, bien sûr. [Rires.] Avant mon départ pour Paris en 1972, je travaillais à Bruxelles comme secrétaire de direction pour Clark, une société de chariots élévateurs. À l’heure du déjeuner, je me baladais avenue Louise, et j’ai été interpellée par un petit dessin encadré présenté dans la vitrine d’un magasin. Je suis entrée − je ne savais pas que c’était une galerie − et la dame m’a tellement bien expliqué ce dessin que je l’ai acheté. C’était un Man Ray. Je l’ai toujours. J’avais toujours été attirée par l’art, mais cette dame m’a révélé d’autres dimensions. On pouvait non seulement être émerveillé, mais aussi transmettre cet émerveillement.
Vous ouvrez la Galerie Chantal Crousel quelques années plus tard, en 1980. Quelle a été votre première exposition ?
C.C. : Avant, il y a d’abord eu une brève expérience de galerie, ouverte en 1976 avec un compagnon d’études d’histoire de l’art, Jacques Blazy : La Dérive. Les gens se sont moqués du nom. Venu assister au vernissage de l’exposition de Christian Dotremont, Un temps lapon d’écritures, le peintre belge Pierre Alechinsky a dit : “Au moins, avec La Dérive, on sait où on va.” [Rires.] Le dialogue entre l’art primitif que proposait Jacques Blazy et l’art contemporain que je défendais n’a pas pris. La galerie a fermé en 1978. Un an après, en rendant visite à mon ami Jan Hoet, directeur du musée d’Art contemporain de Gand, je rencontre Tony Cragg. Jan préparait l’exposition Kunst in Europa na ‘68 [L’art en Europe après 68], qui allait devenir une référence internationale. Tony lui montrait son travail. Je découvre un nouveau langage en sculpture, créé par l’assemblage d’objets usagés, de matériaux, de couleurs, offrant une vision taillée dans le vif de notre société, d’une poésie émouvante. Une rupture totale avec les Henry Moore de la génération précédente. Jan me demande si je peux reconduire Tony à la gare. Dans la voiture, je lui demande : “Tu veux faire une exposition à Paris ?”
N.S. : Mais tu n’avais pas encore d’espace !
C.C. : Non ! [Rires.] Mais je connaissais Bob Calle, le père de Sophie Calle. Il était alors directeur de l’hôpital Pierre-et-Marie-Curie. Il a mis un énorme garage désaffecté à notre disposition où, avec Tony, j’ai installé les œuvres de l’exposition de Gand. Ensuite a eu lieu la première exposition de Tony à la galerie, avec d’autres sculptures, fondées sur le même principe de récupération-assemblage.
“Oui, je jure tous les jours ! Et je joue tous les jours. Ne pas se prendre au sérieux a beaucoup à voir avec ma belgitude.” Chantal Crousel
L’une des particularités de la galerie est d’avoir défendu dès ses débuts des artistes étrangers, souvent peu connus en France.
C.C. : Quand j’ai quitté Bruxelles pour m’installer à Paris avec celui qui allait devenir mon deuxième mari − le père d’Eva et Niklas Svennung − j’ai fait un stage à la Galerie Alexandre Iolas, boulevard Saint-Germain. Iolas était d’origine grecque. Il voyageait beaucoup et ramenait des artistes à Paris. J’ai trouvé naturel de faire pareil. N’étant pas française, pourquoi me mettre en concurrence avec les galeries parisiennes qui, logiquement, défendaient des artistes nationaux? Quand j’ai ouvert la galerie, les ventes étaient rares et à part quelques musées français les acheteurs étaient souvent étrangers. Les Français venaient voir, mais tout ce qui n’était pas rassurant ou familier les rendait réticents.
La situation a-t-elle changé ?
C.C. : Pas tellement. [Rires.]
N.S. : Un peu quand même. Mais, dans la presse, le niveau est affligeant. Il n’y a pas de critiques − pas dans les quotidiens en tout cas. Heureusement, certains journalistes spécialisés mettent en lumière des artistes intéressants, souvent déjà connus à l’étranger.
C.C. : Pour l’exposition A comme Accident, en 2001, qui s’intéressait à l’usage des lettres et des mots dans les œuvres d’art, les commentaires de la presse étaient lapidaires : “Exposition difficile d’accès.” [Rires.] Tout ça parce qu’il y avait du Robert Filliou. Si la presse ne peut pas expliquer l’intérêt d’une exposition avec Thomas Hirschhorn, Mona Hatoum et Marcel Broodthaers...
La langue et le texte forment un fil rouge dans le programme de votre galerie, tout comme une forme d’engagement politique.
C.C. : C’est une nécessité. Questionner, interpeller, exprimer un sens à notre vie, à notre rôle dans la société. Être source de frictions. Regarder une œuvre pour autre chose que sa beauté. Depuis l’art pariétal, l’homme crée par nécessité de s’exprimer, pas pour faire joli. La véritable beauté n’est pas le but, elle s’affirme après l’acte.
N.S. : Les artistes ont la capacité d’exprimer les mutations de la société, ce qu’il est difficile de percevoir. Dans leur champ d’action, ils peuvent aussi avoir une dimension politique. Quand on perçoit les limites d’une forme d’expression − la photographie ou la peinture par exemple −, essayer de les dépasser est une attitude politique.
“Jurer est un acte grave, qui engage à des niveaux moraux divers, et qui est fondé sur des critères de vérité. Et jouer, c’est prendre des risques.” Chantal Crousel
Certains artistes iconiques de la galerie, rattachés plus tard à l’esthétique relationnelle comme Rirkrit Tiravanija, ont aussi repensé les relations sociales à travers leurs œuvres.
C.C. : Sa première œuvre à la galerie était une station radio : Radio Printemps [1996]. Rirkrit avait installé un studio d’enregistrement et fait imprimer une affiche avec un numéro de téléphone pour que les gens puissent s’inscrire et enregistrer un message, de la musique, dans toutes les langues... Ces enregistrements seraient retransmis deux semaines plus tard sur Radio FG. Les affiches devaient être placardées dans des laveries, des boulangeries... Pour les interludes, Rirkrit avait apporté un CD avec de la musique bouddhiste chantée à la cour du roi de Thaïlande. Ce n’était pas une exposition productive − au sens commercial − mais une belle manière pour l’artiste de voir jusqu’où pouvait aller notre engagement. Un artiste et un galeriste doivent se mériter.
N.S. : Ce fut la même chose avec Danh Vo, qui a d’ailleurs été l’étudiant de Rirkrit. Danh était encore plus dans le jeu. Nous voulions l’inviter pour Bijoux de famille [2009], une exposition qui s’intéressait aux questions portant sur la filiation, l’héritage, ce qui peut avoir de la valeur...
C.C. : Nous étions en pleine crise économique. Il s’agissait aussi d’un jeu sur les bijoux de famille qu’on est obligé de vendre.
N.S. : Danh nous a dit : “O.K. Très bien. J’ai quelque chose en tête. Si vous voulez m’avoir, vous devez acheter un objet aux enchères.”
Quel était cet objet ?
N.S. : Un drapeau américain couvert d’accessoires ayant appartenu à un soldat durant la guerre de Sécession, le tout très recherché par les fanatiques de cette période. Je demande alors à Danh de me dire jusqu’à quel prix nous devons pousser les enchères. Il me répond simplement : “Ça, c’est à toi de décider.” On était dans le cœur du sujet : la question de la valeur. Danh est toujours laconique et ne peut s’empêcher de transformer tout échange ou discussion en jeu. On a fini par proposer un prix, élevé. Ensuite, lors de l’exposition, on a accroché l’œuvre au mur, exactement comme elle était montrée dans le catalogue.
Jure-moi de jouer est le titre énigmatique de l’ouvrage retraçant l’histoire de la galerie, que vous publiez fin 2018...
C.C. : En 1970, à Bruxelles, j’étais décidée à reprendre mes études d’histoire de l’art. Je me suis intéressée au mouvement Cobra dont Christian Dotremont avait été le fondateur en 1948, et auquel j’ai consacré mon mémoire de licence. Au moment où je le rencontre, Dotremont est tuberculeux. En 1976, il entreprend malgré tout un voyage en Laponie où il trace des “logoneiges” avec un bâton dans la neige givrée, un peu à la manière de ses “logogrammes” [des encres de Chine sur papier où l’écriture se fait peinture]. Les photographies de ces logoneiges et logogrammes seront exposées aux mois de mai et juin 1977 à La Dérive. Le logoneige Jure-moi de jouer n’est pas le plus beau, mais ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est ce geste : écrire en sachant que tout aura disparu le lendemain.
L’expression “Jure-moi de jouer” est importante à vos yeux...
C.C. : Elle donne le ton et l’esprit qui ont présidé à la création de la galerie. Jurer est un acte grave, qui engage à des niveaux moraux divers, et qui est fondé sur des critères de vérité. Et jouer, c’est prendre des risques. J’avais d’emblée adhéré à la conjugaison des deux : s’engager à accomplir quelque chose de grave, de profond, avec légèreté − découvrir, y croire, partager. Dans la continuité, la remise en question et la jubilation. Cette devise devrait être celle de chaque artiste, mais aussi de chaque amateur d’art.
Comment avez-vous transmis cet état d’esprit à votre équipe et à votre fils, qui est aujourd’hui votre associé ?
N.S. : En jurant tous les jours... [Rires.]
C.C. : Oui, je jure tous les jours! [Rires.] Et je joue tous les jours. Je ne gagne pas tous les jours. Mais je ne perds pas tous les jours. Ne pas se prendre au sérieux a beaucoup à voir avec ma belgitude. Les Belges se sont toujours moqués des autres comme d’eux- mêmes. À l’époque des surréalistes, la chapelle française suivait religieusement André Breton. En Belgique, Marcel Mariën, Magritte ou Dotremont s’attaquaient à tous les dogmes. Les Belges se moquaient avec autodérision des Français. Cette différence persiste. Quand je me suis installée à Paris, je me suis plus facilement liée d’amitié avec des gens de Grenoble ou de Tarbes qu’avec des Parisiens qui, eux, se moquaient de ma façon de m’habiller et de m’exprimer. Au début, cela m’a donné des complexes. Mais l’essentiel était – et est toujours – d’avoir la confiance des artistes dans lesquels on croit.
Jure-moi de jouer, Is-Land Édition, 544 p., disponible.