Il y a encore quelques jours, le monde de l’art faisait face à l’inévitable : la fermeture progressive, puis généralisée, de tous ses espaces d’expositions au public en réponse aux mesures de protection contre la pandémie de Covid-19. Depuis, ses acteurs ne cessent de s’interroger sur les meilleurs moyens de contourner l’expérience in situ des œuvres d’art afin de proposer du contenu à leur public : entre vidéos exclusives et visites virtuelles, les propositions – réalisées, pour la plupart, dans la précipitation – sont nombreuses et continues. Mais la situation permet également de rappeler l’existence de la plateforme Net Art Anthology, qui depuis son lancement en 2016 via l'organisme Rhizome propose d’accéder librement en ligne aux cent plus grandes œuvres inscrites dans la mouvance du Net.art, à travers un parcours thématisé enrichi de nombreuses explications. L’occasion de se replonger dans l’histoire d’un courant artistique précurseur, dont les réflexions ne peuvent que mettre en lumière nos préoccupations actuelles.
Le Net.art, un espace de libre expression et d’émancipation
Au milieu des années 80, les ordinateurs n’ont pas encore peuplé les domiciles, et l’Internet est bien loin d'avoir investi les foyers. Beaucoup s'accrochent, toutefois, à un moyen de communication alors tout récent : le Minitel. Installé au Brésil, l’artiste Eduardo Kac fait partie de ceux qui exploitent leur réseau de communication, le Vidéotex. En 1985, il lui vient une idée : réaliser sur l’écran de son “videotexto” un “poème visuel”. Composée de lettres mouvantes qui apparaissent et disparaissent sur l’écran, l’esthétique élémentaire et géométrique de cette animation dynamique intitulée Reabracadabra s’inspire explicitement du mouvement néo-concret né au Brésil. Aujourd’hui, cette œuvre est considérée comme pionnière d’un courant alors à l’état de genèse : le Net.art.
Il faudra toutefois attendre la décennie suivante, en 1995, pour que l’informaticien allemand Pitz Schultz attribue son nom à cette pratique. Inédite et encore non-officielle pour de nombreux acteurs sceptiques du monde de l’art, l’expression Net. Art “désigne les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet, par opposition aux formes d’art plus traditionnelles transférées sur le réseau”, tel que l’écrit le spécialiste de ce courant Jean-Paul Fourmentraux. Dès sa création, celui-ci permet en effet aux artistes de se détacher du cadre institutionnel, des espaces traditionnels d’exposition et du marché, en somme de tout l’écosystème qui régit alors le champ artistique. Mais la force de frappe du Net.art outrepasse ce seul domaine et s'étend à la politique, l'économie et la société, notamment en investissant des terrains encore peu explorés par les instances du pouvoir. Ainsi, alors que le Brésil est encore sous dictature militaire, le Vidéotex apparaît déjà pour Eduardo Kac come un espace d’expression et de communication libre qui échappe au contrôle du gouvernement.
Reconstruction of Eduardo Kac, “Reabracadabra” (1985). Video by Warren Cockerham.
Subvertir les outils des dominants pour créer de nouveaux récits
Fondamentalement avant-coureur et immatériel, le Net.art investit de nombreuses formes et sujets pour donner lieu à des propositions artistiques aussi diverses qu'imprévisibles. Alors que des artistes telles que Victoria Vesna et Lynn Hershman Leeson se servent du web (passé dans le domaine public en 1992) pour créer des avatars aux airs de cyborgs, d’autres comme l'Espagnol Antoni Muntadas l’utilisent dans la création d’une base de données sous forme d’archives – intitulée The File Room, la sienne recense de nombreux cas de censure appliquée à des œuvres artistiques. Avec l’artiste russe Olia Lalina, le web devient en 1999 le support d’une narration post-littéraire et post-cinématographique interactive et exclusivement numérique. Tel le lecteur d’un livre-jeu dont il serait l’acteur, l’internaute parcourt en cliquant sur les textes et images qui apparaissent à l’écran l'histoire sans fin d'un couple qui se retrouve après la guerre, et compose peu à peu un récit unique et personnalisé.
Mais la démocratisation d’Internet dans les années 2000 offre au Net.art un nouveau champ de ressources infinies : considéré comme révolutionnaire, son utilisation étendue aux individus du monde entier introduit cependant avec elle de nouveaux mastodontes du pouvoir et des moyens inédits de contrôle sur la population. En 2008, l’artiste québécois Jon Rafman commence à parcourir pendant des heures les pays photographiés par la plateforme Google Street View, dont il extrait des captures de moments insolites. Plus tard, celles-ci seront imprimées en grand format pour être exposées ou bien publiées dans des livres : une manière d’interroger le droit à la propriété de l’image et des lieux autant que la suprématie du géant Google sur notre planète. Un an plus tôt, la plateforme Youtube accueillait une vidéo de l'artiste Petra Cortright, face à sa webcam et le visage impassible, en train de faire apparaître machinalement divers éléments de clip-art à l'écran. Comme un pied de nez aux nombreux internautes avides de contenu à caractère sexuel et censuré sur Youtube, l’Américaine taggue cette vidéo avec de nombreux mots-clés trompeurs, supposés diriger les recherches de contenu pornographique vers son œuvre. Si cette démarche volontaire amènera par la suite Youtube à supprimer sa vidéo, celle-ci est toujours visible via Net Art Anthology, réintégrée au décor de la plateforme telle que l'on pouvait la voir en 2007.
Un héritage puissant à l’heure d’un art post-Internet
De la boutique en ligne d'Arcangel Surfware, imaginée en 2014 par l’artiste Cory Arcangel comme une marque lifestyle de produits confortables et utiles pour surfer sur le web, au site intotime.com créé par Rafaël Rozendal, invitant le visiteur à créer une composition abstraite faite de dégradés colorés, en passant par le bot interactif AGNES conçu par Cécile B. Evans avec la Serpentine Gallery, de nombreuses œuvres produites durant les années 2010 montrent combien l’héritage du Net.art est encore bien vivace. Si beaucoup d'artistes de l’ère post-Internet réutilisent ses canaux pour produire des œuvres aux formes plus classiques – photographie, vidéo, peinture – et davantage adaptées au marché, l'organisme artistique Rhizome fondé par Mark Tribe (et affilié au New Museum de New York) propose gratuitement depuis 2016 de revisiter en cinq chapitres les projets parmi les plus emblématiques de l’histoire du Net.art, via sa plateforme d'archives en ligne “Net Art Anthology”. Pensé pour “répondre au manque de perspectives historiques dans un champ où même les œuvres les plus majeures sont souvent inaccessibles”, ce site web apparaît alors, avec son design un rien vintage, comme une solution au caractère éphémère et parfois obsolète des créations issues de ce courant subversif.
L’une des œuvres les plus marquantes du site restera certainement la RMB City, ville virtuelle inventée par l’artiste chinoise Cao Fei. Dès sa création en ligne en 2008, cette cité fictive s’annonce comme un reflet de la transformation extrêmement rapide des métropoles chinoises et connaît une véritable vie virtuelle. Net Art Anthology permet de découvrir le site sur lequel Cao Fei a archivé toutes les activités de la RMB City sur trois années. À la frontière entre un blog, un journal intime et le site d’un office de tourisme, celui-ci documente les événements organisés dans cette ville où l’artiste se met elle même en scène à travers un avatar. Si le récit exposé sur la plateforme prête à confusion sur l’existence de la RMB City dans la réalité, il pousse inévitablement à se poser la question suivante : le fait que la ville soit uniquement virtuelle empêcherait-il pour autant qu’elle soit réelle? Aussi existentielle qu’éminemment actuelle, cette question pourrait bien résumer à elle seule le projet du Net.art, dont les propositions visionnaires et toujours pertinentes sauront sans nul doute inspirer les futures mutations de l'art contemporain.