“Chaque fois que je réalise un portrait, je le vois comme une rencontre.” Alors que l’on parcourt virtuellement la nouvelle exposition de Rineke Dijkstra à la galerie Marian Goodman, les mots de cette photographe néerlandaise résonnent comme une évidence. D’un cliché à l’autre, des anonymes se dévoilent, statiques, le regard fixant l’objectif. Certains sont capturés dans le havre paisible offert par un parc public de Berlin, d’autres dans le cadre intime du foyer, aux côtés des membres de leur famille, à Londres ou Amsterdam. Quelques-uns, enfin, se dressent sobrement devant le décor vierge d’un mur blanc, comme capturés prosaïquement dans la cabine d’un photomaton.
Au-delà du portrait frontal, c’est le regard de l’être humain posé sur la représentation qui obsède Rineke Dijkstra.
Depuis ses premières séries entamées au milieu des années 80, le rapport de l’individu à son image, mais aussi la force symbolique du portrait, sont au cœur du travail photographique de Rineke Dijkstra. À partir de 2012, l’artiste prend pour sujet des fratries, qu’elle capture dans dans leur environnement familier. Sur un cliché irradient les sourires figés – presque crispés – de deux sœurs résidantes de Kingisepp, en Russie. Sur un autre, deux frères à l’orée de leur puberté se partagent un fauteuil devant leur bow-window londonien, tandis que les corps juvéniles de deux jeunes femmes en Bikini sont tendrement caressés par la lumière de la fin de journée, au milieu de la forêt finlandaise. S’inscrivant dans la tradition séculaire du portrait de famille, Rineke Dijkstra s’intéresse à sa capacité à arrêter le temps et à graver dans le marbre la mémoire d’une structure nucléaire. “Souvent, les portraits de famille représentent aussi le désir qu'ont les parents de sauvegarder et de capturer ces liens familiaux, comme une manière de les préserver de tous les changements à venir. Comme un bouclier magique contre le temps”, explique-t-elle. Presque ironiquement, à cette réflexion photographique personnelle, l'artiste a récemment ajouté une pratique plus commerciale et privée, et elle réalise actuellement plusieurs portraits familiaux sur commande.
Rineke Dijkstra, “Marianna and Sasha, Kingisepp, Russia, November 2, 2014” (2014). Courtesy the artist and Marian Goodman Gallery New York, Paris and London
Rineke Dijkstra, “Sophie and Alice, Savolinna, Finland, August 3, 2013” (2013, printed in 2017). Courtesy the artist and Marian Goodman Gallery New York, Paris and London
L'année 2019 marquait les 350 ans de la mort de Rembrandt. Afin de rendre hommage au maître, le Rijksmuseum d’Amsterdam a ainsi invité Rineke Dijkstra à réaliser une œuvre inspirée de l’un des chefs-d'œuvre du peintre. Ayant choisi La Ronde de nuit, tableau peint en 1642, la photographe décide de filmer, pendant trois soirées, le passage de groupes de spectateurs devant l’œuvre. Sur trois écrans sont ainsi retranscrits leurs expressions, leurs échanges et leurs réflexions, formant un nouveau volet (crucial) de l’œuvre : le moment de sa réception. Disparu hors du champ de la caméra, le chef-d’œuvre de Rembrandt se mue en arlésienne, grande absente dont tout le monde parle, mais que l’on ne peut voir. Au-delà du portrait frontal, c’est donc aussi le regard de l’être humain posé sur la représentation qui obsède Rineke Dijkstra : la possibilité de dresser le portrait d’une œuvre et d’un artiste à travers ses spectateurs, leur regard, leurs émotions et leurs interprétations. Dans une volonté de circularité évidente, sa vidéo Nightime Watching a d’ailleurs été exposée pendant plusieurs mois à quelques mètres de la peinture qui en est l’objet.
La neutralité et l’inexpressivité de ses portraits ne laisse d’autre choix que de se concentrer sur les traits du visage, les particularités du sujet, et surtout, sur l’œuvre du temps qui passe.
Outre cette œuvre bavarde et animée projetée dans une salle obscure, l’exposition virtuelle à la galerie Marian Goodman nous invite à faire défiler, dans son décor vide et lumineux, les nombreuses images immobiles de Rineke Dijkstra. Non sans rappeler le dépouillement des visages en gros plan immortalisés par un Thomas Ruff il y a maintenant quatre décennies, la neutralité et l’inexpressivité de ses portraits ne laisse à notre attention d’autre choix que de se concentrer sur les traits du visage, les particularités du sujet, et surtout, l’œuvre du temps qui passe. Cette indéniable dimension chronologique est d’ailleurs amplifiée par l’artiste dans ses séries, lorsqu'elle photographie des mêmes individus pendant plusieurs années. Ainsi peut-on suivre la croissance de trois sœurs, sur une période de sept ans, et de jumelles israéliennes sur une durée de six ans. De fillettes, elles se transmuent en pré-adolescentes, adolescentes, puis femmes – une transformation qui devient le point d’ancrage de ces mises en scène. En arrière-plan de la visite vidéo publiée par la galerie londonienne se font entendre quelques bribes de conversations, des moteurs de voiture : la vie de la galerie et de la ville sont bien là, mais le silence des portraits de Rineke Dijkstra, sobrement accrochés sur les murs blancs des salles, semble alors les étouffer, du moins les éclipser pendant quelques instants. Comme une énième facétie du temps.
Visitez virtuellement l'exposition de Rineke Dijkstra à la galerie Marian Goodman ici.