Ici, le soleil brille, mais jamais n’écrase. Bercés par la lumière de Bombay au petit matin ou en fin de journée, les visages des jeunes hommes habitant la plus grande ville indienne rayonnent. Tantôt fuyants et pensifs, tantôt fixant la caméra avec un air de défi, leurs regards sont emplis d’ambiguïté. Chemise légères, vestes de costumes trop grandes, pantalons fluides ou tee-shirts en résille… les vêtements qui les habillent déploient une vaste palette de couleurs dont les décors urbains se font le reflet. Les yeux clos, la bouche ouverte et la figure face au soleil, l’un de ces garçons flotte dans l’eau avec un air paisible. Détachés de la frénésie de cette ville aux 12 millions d’habitants, les modèles photographiés par Romain Sellier semblent trouver refuge dans le calme de ses images empreintes de douceur et de couleurs. Trois semaines durant, ce photographe français a parcouru les rues de Bandra, un quartier de Bombay, à la recherche des hommes qui pourraient incarner au mieux l’élégance de sa population.
Si Romain Sellier a fait ses armes dans l’image de mode, son projet en Inde provient d’une démarche bien plus personnelle. Il y a un an et demi, le photographe français a une première idée : explorer la jeunesse LGBT d’un pays où les questions de genre et de sexualité sont encore taboues voire réprimées par l’État. Pour choisir la bonne destination, le photographe replonge dans sa mémoire : plusieurs années auparavant, un voyage en Inde avait particulièrement marqué son esprit, notamment par les paysages, les populations et la photogénie du pays. “C’est impossible de rater une photographie en Inde : tout est tellement beau, la lumière, les couleurs, les gens sont sublimes…”, explique-t-il. Cette fois-ci, c’est donc du côté de la tentaculaire ville de Bombay que Romain Sellier décide de poser ses valises.
“Je ne voulais surtout pas que ce projet ait l’air d’un reportage commandé par National Geographic”
De cette ville et de ses habitants, le photographe souhaite à tout prix dresser un portrait qui s’écarterait des clichés habituels. “Je ne voulais surtout pas que ce projet ait l’air d’un reportage commandé par National Geographic, ni tomber dans le misérabilisme.” Romain Sellier entre alors en contact avec un styliste basé à Bombay, Kshitij Kankaria, qui s’occupera de lui proposer des premiers modèles et une sélection de lieux. Le projet est en marche.
Romain Sellier, série “Bandra Sentimental” (2019) © Romain Sellier, Rive Gauche Gallery, Paris
Romain Sellier, série “Bandra Sentimental” (2019) © Romain Sellier, Rive Gauche Gallery, Paris
Mais arrivé sur place, le photographe change d’idée en visitant Bandra, un quartier plus populaire de la ville, où il se prend de fascination pour ses résidents : “Là-bas, les garçons sont d’une beauté et d’une dignité folle.” Exit le projet de la jeunesse LGBT, le photographe lui préfère donc finalement un casting sauvage et immédiat : parcourant les rues du quartier, il aborde chaque jeune homme qui attire son attention pour lui proposer de poser dans la foulée. Si certains sont flattés et très vite à l’aise, d’autres se montrent beaucoup plus réticents et demandent à être convaincus. Le choix des lieux se fait, lui aussi, spontanément et à l’instinct : tantôt le photographe et le styliste attendent plusieurs heures au même endroit, tantôt ils partent ensemble avec le modèle à la recherche du décor idéal.
Comme les sujets qu'elles représentent, les photographies de Romain Sellier sont sans filtres et sans artifices mais portent en elles la trace de son œil d'esthète.
Avec la couleur comme nouveau fil rouge, le vêtement adopte une place centrale dans le projet. Afin de conserver une authenticité et une cohérence avec le cadre, Romain Sellier souhaite toutefois dès le début s’affranchir de la mode haut de gamme : “Cela me dérange lorsque des images de mode utilisent l’Inde comme théâtre pour photographier du Prada ou du Gucci, mais occultent le lien avec le pays. Dans ma série, je voulais que les vêtements aient un lien avec la ville de Bombay.” C’est donc dans les nombreuses boutiques de location de costumes que le photographe trouve son bonheur : sous les montagnes de vêtements entassés, il chine des pièces portées par des figurants des productions de Bollywood et en revêt ses modèles en les associant à leurs propres habits. Grâce à la lumière exceptionnelle de la ville, ses mises en scène ne requièrent pas plus qu'un réflecteur et presque aucune post-production : comme les sujets qu'elles représentent, les photographies de Romain Sellier sont sans filtres et sans artifices, mais portent en elles la trace de son œil d'esthète.
“Ce travail m’a vraiment rappelé pourquoi j’étais photographe”, affirme-t-il. Moment clé dans sa carrière, le projet Bandra Sentimental permet en effet au Français de renouer avec sa propre sensibilité en s’écartant des influences externes : “Dans la photographie de mode, c’est terrible de voir à quel point tout est digéré si rapidement : une tendance sort sur Instagram, et en l’espace de deux jours 18 photographes se mettent à la suivre. Quand j’étais en Inde, je me suis imposé de ne pas regarder Instagram du séjour, je me sens beaucoup mieux depuis.” Bandra Sentimental donne d'ailleurs lieu à la première publication de Romain Sellier, parue il y a quelques mois aux éditions de la Rive Gauche Gallery.
Un souffle créatif qui emmène le photographe vers un nouveau projet d’édition complètement différent du précédent : sur la côte d’Azur durant l’été dernier, il immortalise en catimini les baigneurs des plages qu’il fréquente. Prises en contreplongée sans jamais intégrer la mer dans leurs cadrages, ces photographies volées donnent lieu à des séquences oniriques qui semblent décomposer les mouvements de leurs sujets anonymes. Nostalgique de son enfance, le photographe cherche à y retrouver un caractère intemporel par le traitement de leur lumière et de leurs couleurs : “Ces photos pourraient avoir été prises en 1975 comme aujourd’hui. On ne sait pas d’où viennent ces individus, quelles sont leurs origines, leur milieu. Il y a une uniformité très particulière sur la plage qui n’existe pas ailleurs.” Du sud de la France à l’ouest de l’Inde, Romain Sellier parvient à capturer avec tendresse et sensibilité les différentes facettes et tonalités d’une époque. La subjectivité d'un regard à l’épreuve d’une beauté universelle.
Romain Sellier, Bandra Sentimental, disponible chez Rive Gauche Éditions.