La photo a choqué : la mère et ses deux filles mineures, en pleine nature, pissent. La mère et la plus petite sont de face, la grande tourne le dos. On voit leurs marques de bronzage. Elles sont nues, et de chacun de leur sexe sort un dense filet d’urine, accentué par le contre-jour et le noir et blanc. (The Three Graces, 1994). Cette image fait partie d’Immediate Family (1984-1994), dont une sélection a été publiée dans un livre (éd. Aperture, 1992). Dans cette série, Sally Mann photographiait son fils aîné, Emmett, et ses deux filles, Jessie et Virginia. Quoi de plus normal qu’une mère, d’autant plus photographe de profession, prenne des clichés de ses enfants ? Les images d’Immediate Family ne sont pas des instantanés mais des mises en scène savamment orchestrées, photographiées à la chambre, procédé nécessitant de longs temps de pose de la part des modèles. Une mise en scène de la réalité. Une création familiale. Un théâtre champêtre, un jeu familial, où les jeunes enfants, souvent nus, s’amusent le long de la rivière qui traverse leur propriété.
Mais en ce début des années 90, les ligues de vertu, déjà virulentes, y virent de la pornographie, voire de la pédophilie. Un leader d’extrême droite demanda même la destruction de son livre. Ce qui était innocent était devenu tabou. Une gamine nue non formée a désormais droit à un bandeau cachant sa poitrine inexistante : c’est en effet ainsi que le Wall Street Journal, en février 1991, publie une photo de Virginia à 4 ans pour illustrer un article sur Sally Mann. La photographe décide alors d’aller voir d’elle-même le FBI local, accompagnée de son mari et des enfants, pour dissiper toute ambiguïté sur son travail. Après la publication d’Immediate Family dont elle ressort déstabilisée, blessée, elle passera à d’autres séries. À l’âge adulte, sa fille Jessie posera pour d’autres photographes comme Katy Grannan. Plus tard, Sally Mann subira une autre épreuve : celle de perdre son fils aîné Emmett qui, atteint de schizophrénie, se suicidera à l’âge de 36 ans.
“Ces images parlent des fleuves de sang, de pleurs, de sueur que les Africains ont versés dans les sols souillés et sombres de leur nouvelle patrie ingrate”
Sally Mann est née en 1951 dans le Sud des États-Unis, en Virginie, dans les contreforts des Blue Ridge Mountains. Elle vit toujours dans cette région chargée d’histoire, qui a subi les batailles de la guerre de Sécession, et dont la lumière, radicale, perce les nuages, se diffuse sur les chênes et les cyprès envahis de mousse espagnole. Un territoire à l’atmosphère particulière, décrite plus tard par le photographe Alec Soth, les cinéastes Jim Jarmusch (Down by Law, 1986), Martin Scorsese (Cape Fear, 1991) ou Sofia Coppola (The Beguiled, 2017). Une atmosphère de touffeur, d’humidité. Un lieu propice à d’autres explorations photographiques, plus dures encore. Chez Sally Mann, il y a l’amour mais aussi la mort...
Avec la série Deep South (1996-1998), puis What Remains (2000- 2004), elle capture les paysages du Sud (Virginie, Louisiane, Mississippi), où un passé tourmenté hante la terre. Marécages, champs de batailles, propriétés en ruines : elle marche sur un terrain meurtri, sur des morts. Une atmosphère lugubre, étrange, accentuée par sa technique, la même que celle utilisée pour les documents de guerre du XIXe siècle. “Ces images parlent des fleuves de sang, de pleurs, de sueur que les Africains ont versés dans les sols souillés et sombres de leur nouvelle patrie ingrate”, déclarait-elle. Dans le second volet de What Remains, elle va plus loin. La photographe a pu avoir accès, ce qui est très rare, à une “body farm”, un lieu à ciel ouvert réservé aux recherches médico-légales, où des cadavres, répartis dans des champs, une forêt, à l’abri des regards, se décomposent. Les corps ne sont plus que de petits amas indéfinis, presque plus rien. Les carcasses forment la terre. Retour à la poussière.
Conservant ce thème de la mort, elle reviendra à sa famille avec une série tout aussi intime et marquante : Proud Flesh (2003-2009), sur la dégradation physique de son mari et père de ses enfants, atteint de dysplasie musculaire, une maladie dégénérative rare qui provoque un rétrécissement de son corps. Larry posera régulièrement dans le studio de sa femme après les tâches du quotidien. Là aussi, il y a de la chair en décomposition, un corps qui se transforme. Ce n’est plus l’adolescence, mais le début de la fin. Amour et mort. Son travail sur le temps est toujours porté par d’anciennes techniques. Une photographie d’un autre siècle, faisant usage du collodion humide, procédé développé par le Britannique Frederick Scott Archer en 1851 pour sensibiliser les plaques de verre. Clin d’œil ultime, cette solution à base de nitrocellulose, difficile à contrôler, était aussi utilisée pour soigner les blessés de la guerre de Sécession. Pour Sally Mann, voilà une manière de se distancier de la photographie contemporaine, mais aussi de donner une patine encore plus dramatique à son travail, les accidents de tirage en accentuant le côté morbide...
Elle revient au temps où la photographie était une expérimentation, une histoire de chimie... Un retour aux sources, quand ce moyen d’expression était aussi matière et rapport au temps. La sensualité affleure des tirages que l’on a envie de caresser du revers de la main.
Même si les images ne sont pas présentées au Jeu de paume, il ne faut pas oublier un autre homme important dans la vie de la photographe : Cy Twombly, né vingt-trois ans plus tôt à Lexington, la même ville que Sally Mann, et qui a émigré en Italie. Elle le fréquentera une bonne partie de sa vie, photographiera régulièrement son atelier et son œuvre en gestation. Un travail sur le temps réalisé en Virginie et en Italie de 1999 à 2012 (Remembered Light), l’année suivant la mort du peintre. Dans ce lieu de création où l’art est en mouvement même lorsque le peintre est absent, c’est la lumière qui fait découvrir les tableaux, une lumière qui évolue tout au long de la journée. Comme si la photographe recherchait la lumière du Sud américain... qui aurait été miraculeusement transportée dans l’atelier du peintre à Gaeta. Ce n’est plus la vie ni la mort, c’est peut-être pire : l’absence !
Sally Mann nous force à regarder, à redécouvrir les débuts de l’art photographique à l’heure du tout-numérique. Juste regarder la nature et la lumière, le plus souvent dans un face-à-face entre la vie et la mort. Elle nous rappelle aussi, tout simplement, que le mot photographie vient du mot grec φωτoς, qui veut dire lumière.
Sally Mann : mille et un passages, du 18 juin au 22 septembre, Jeu de paume, Paris.