Novembre 2013, les écrans du monde entier sont victimes d’une contagion sans précédent. Le clip de Happy, la feel good song miraculée de Pharrell Williams, répand son euphorie virale à la vitesse de l’éclair. Cette vidéo d’une durée de vingt-quatre heures, au dispositif redoutable imaginé par un collectif français ironiquement baptisé We are from L.A., menace gravement de contrarier les plans des éternels “déclinistes” et des volatiles de mauvais augure qui prospèrent sur la déprime générale de l’Occident en crise. Le monde serait-il Happy ? On nous aurait menti ? Les jours qui suivent, des milliers d’anonymes de tous les pays ajoutent à leur tour d’autres chapitres à cette transe collective en se filmant en train de danser dans leur quartier, leur école, leur caserne ou leur terrain de sport, postent leurs films plus ou moins tremblants sur Internet et improvisent ainsi la plus grande chaîne participative qu’ait connue l’histoire de l’humanité numérique.
Avant cette fameuse année 2013 qui le vit accéder soudainement à la pleine lumière, il aura été pendant dix ans l’un des hommes de l’ombre les plus demandés de la pop et du R’n’B, en même temps qu’une semi-vedette à la tête des Neptunes et de N*E*R*D, même si son premier album solo, In My Mind, passa en 2006 remarquablement inaperçu. Sa mise en orbite spectaculaire, il la devra à une fusée à trois étages au lancement parfaitement coordonné, bien que nullement prémédité. Premier acte, en mars 2013, il est le vocaliste canaille de Blurred Lines aux côtés de l’Américano-Canadien Robin Thicke. Carton mondial. Deuxième acte, un mois plus tard, il prête cette fois son falsetto [voix de tête] extasié à Get Lucky, le premier titre extrait du nouvel album de Daft Punk, Random Access Memories, dont l’arrivée sur terre provoque une onde de choc encore plus dévastatrice. Dernier acte, alors que la chanson Happy végète depuis six mois sur la BO du film d’animation Despicable Me 2 (Moi, moche et méchant en VF), sa sortie en single la catapulte comme on l’a vu dans toutes les têtes et dans toutes les fêtes, achevant de faire de Pharrell un roi Midas de la pop contemporaine. “J’ai senti que quelque chose était en train de basculer, confesse modestement l’intéressé, même si je ne me suis jamais dit que j’en étais l’unique responsable. J’ai eu cette chance inouïe que tous ces morceaux enregistrés plusieurs mois auparavant sortent ainsi en rafales. Blurred Lines, c’était déjà de l’histoire ancienne pour moi lorsque c’est devenu un hit. Avec les Robots [c’est invariablement ainsi qu’il surnomme les Daft Punk], c’est la même chose. Je suis passé les voir en studio courant 2012, ils m’ont soumis l’idée d’écrire un texte sur un morceau instrumental, et c’est au moment où j’ai rendu ma copie qu’ils m’ont annoncé qu’ils comptaient sur moi pour le chant. Comme les Robots possèdent une méthode de travail très secrète, je n’ai découvert le morceau terminé que des mois plus tard, en même temps que Lose Yourself to Dance sur lequel je chante également. C’est seulement à ce moment-là que j’ai compris qu’il se passait un truc paranormal [rires].” Parmi les records dans lesquels il est impliqué, celui du clip le plus long de tous les temps (Happy) succède à celui du plus court. La vidéo d’une quarantaine de secondes seulement qui accompagne Get Lucky suffira pourtant à imprimer le visage de Pharrell Williams dans les mémoires, celle de Blurred Lines à dévoiler sa silhouette féline, tandis qu’avec Happy on découvre qu’il peut porter un chapeau embarrassant (une espèce de marron glacé hypertrophié signé Vivienne Westwood) et demeurer imperturbablement classe.
La quincaillerie de chaînes de divers métaux qui lui pend sur le torse lorsqu’on le rencontre ne fait pas pour autant de lui une de ces éminences arrogantes du bling-bling. Question arrogance, il a selon son propre aveu épuisé les stocks quand il lui fallait encore jouer artificiellement du menton et des pectoraux pour s’imposer, lui, le jeune puma, parmi les grands fauves du hip-hop game. Ce sont finalement ses qualités de producteur surdoué et hyperactif qui feront office de sésame auprès de tout ce que la planète compte de superstars pailletées et de poids lourds du ring rap, de Britney Spears à Jay-Z et de Snoop Dogg à Madonna. Et c’est son succès personnel tardif qui se chargera de combler les failles narcissiques. “J’ai retenu des leçons d’humilité après l’échec de mon premier album. Je me souviens qu’à l’époque je me plaignais de devoir faire des interviews, de la promo, d’aller vers les gens. Je devais estimer que j’étais déjà suffisamment connu pour que tout me soit donné naturellement sans produire le moindre effort. Plus généralement, je crois que l’on se construit en tant qu’homme en connaissant l’humiliation. L’échec peut en être une, qui se transforme en quelque chose de constructif. Ce sont les gens, au final, qui acceptent ou non d’écouter votre musique, d’acheter vos disques, de venir à vos concerts. Ce sont eux également, en vous ignorant, qui vous rendent humble et vous engagent à faire profil bas la fois suivante. Ce qui m’est arrivé au cours des deux dernières années est fabuleux, mais j’en connais aussi la fragilité, je sais qu’il me faudra toujours être meilleur.” De manière détournée, il répond à ceux qui trouvent, non sans arguments, son deuxième album un peu bâclé. Girl est sorti quelques mois seulement après l’explosion de Happy, sa date fut même avancée pour profiter à plein du phénomène qui agitait les cours de récré et les fêtes de mariage. S’il a parfaitement rempli sa mission – et le tiroir-caisse – en alignant un chapelet d’autres tubes (Marilyn Monroe, Come Get It Bae, Gust of Wind), on peut quand même avancer sans lui faire injure que le grand disque solo de Pharrell Williams reste encore à écrire. L’un de ses proches, le galeriste français Emmanuel Perrotin, nous confiera quelques jours plus tard avoir déjà entendu trois titres du prochain album – dont un avec un featuring de P. Diddy – qui devraient, selon lui, mettre tout le monde d’accord. Pour l’heure, Pharrell s’active sur mille fronts à la fois.