"La vieillesse est un naufrage" avait déclaré Charles de Gaulle en évoquant le maréchal Pétain. Heureusement, des artistes et des femmes flamboyantes sont là pour nous rappeler la stupidité de cet adage. Parmi elles, figurent l’iconique Philippine Leroy-Beaulieu, actrice française de 59 ans, dont la carrière connaît un splendide retour de grâce. La raison ? La comédienne vue récemment dans Dix pour cent et The Crown incarne avec brio Sylvie Grateau, directrice d’agence de marketing faussement cynique et très parisienne qui mène la vie dure à Emily Cooper dans la série Emily in Paris, diffusée sur Netflix. Un personnage (au départ prévu pour une actrice plus jeune) qui, au fil des saisons, apparaît moins monolithique qu’il n’y paraît. Sylvie Grateau n’hésite pas à avoir un amant beaucoup plus jeune et à courir nue dans un champ de lavande, en Provence, mais aussi, à afficher une certaine vulnérabilité. Rencontre avec une actrice libre qui pour l’étranger, représente "le raffinement et l’élégance blasée de la Française par excellence.”
Sylvie Grateau, la vraie héroïne d'"Emily in Paris" ?
Numéro : Qu’aimez-vous le plus dans le personnage de Sylvie Grateau ?
Philippine Leroy-Beaulieu : Ce qui me plaît, c’est son irrévérence. Dès que j’ai lu le scénario de la série, elle m’a fait penser à certaines femmes des années 90. Elle est très politiquement incorrecte, ce qui la rend drôle. On sent qu’elle a fait ses armes dans un autre monde (Sylvie vient du milieu des plages privées de Saint-Tropez avant de monter faire carrière dans le marketing, à Paris, ndr), et elle a gardé le panache de ce monde-là. Et puis, sa vulnérabilité, que l’on découvre par la suite dans la série, est formidable, car ça en fait un personnage beaucoup moins uniforme. C’est génial que Darren Star, le créateur de la série, ait écrit des rôles comme ça. J’ose espérer que c’est parce qu’il est inspiré par nous, les acteurs, qu’ils pensent à certaines idées. Il nous a déjà emprunté des expressions qui lui ont plu pour des répliques. Il a beaucoup de plaisir à observer les acteurs; Et il écrit en même temps qu’on tourne. Il a vu que je n’étais pas d’une seule pièce et s’est servi de ça.
Est-ce que ça vous amuse de jouer un personnage qui peut se montrer antipathique et snob ?
Elle n’est pas antipathique ! (rires) C’est intéressant, pour un acteur, de jouer des personnages qui sont un peu difficiles à défendre dans la vie, sur le papier. C’est plus amusant de jouer quelqu’un qui n’est pas fait d’un seul bloc que quelqu’un qui est d’emblée un héros très lisse. Il y a une phrase que j’ai entendue que j’ai beaucoup aimée : "Les gens les moins aimables sont ceux qui ont le plus besoin d’amour." J’aime le fait d’aller chercher des nuances, de la profondeur chez des gens en apparence peu aimables pour montrer que ce sont des gens qui ont besoin d’amour.
Ressemblez-vous à Sylvie ?
Ce ressemble chez Sylvie, c’est que comme elle, je suis montée à Paris. Je suis née à Rome et j’ai vécu en Italie, et je suis arrivée dans la capitale française à l'âge de 11 ans. C’est une ville beaucoup plus douce que Paris. Pour une adolescente, c’était un challenge pas toujours très cool de s'adapter. J’ai beaucoup appris grâce à elle et aujourd’hui j’aime cette ville même si j’ai mis beaucoup de temps pour l’apprécier.
Pourriez-vous, comme Sylvie dans la saison 3 d’Emily in Paris, courir nue dans un champ de lavande ?
Oui sans aucun doute ! (rires) Il y a des choses que fait Sylvie qui sont très snob et qui ne sont pas du tout moi. Mais courir nue dans un chant de lavande, je soupçonne même Darren Star de l’avoir écrit car il sentait bien que j’en étais capable.
"Je n'ai pas peur de me mettre à nu car il y a quelque chose à l'intérieur de moi qui est plus solide qu'à mes débuts." Philippine Leroy-Beaulieu
Sylvie ne prête pas attention au jugement des autres. Elle sort avec un homme plus jeune, notamment. En quelque sorte, c’est un personnage féministe…
Je ne sais pas s’il faut accorder autant d’importance que ça à la différence d’âge entre Sylvie et son amant. J’aimerais que ce soit de moins en moins un sujet. Moi c’est comme ça que je le vis en tout cas, en n'en faisant plus un sujet. Avant son arrivée, on parlait déjà des cougars et des MILF. Après, c’est vrai que c’étaient des expressions péjoratives. Mais je pense que ça s’est adouci et normalisé. Le diktat du jeunisme est en train de s’estomper quelque peu. On accepte mieux que les gens se plaisent quelque soit leur âge. Pour moi le numéro n’est pas très intéressant. On peut être vieux à 20 ans et jeune à 50 ans. C’est ce qui se passe dans notre tête qui compte, la façon dont on est émerveillé par la vie. Dès qu’elle s’entretient un peu, l’aspect physique d’une personne, on s’en fout un peu. D’ailleurs, j’adore me vieillir quand on me demande mon âge. Les gens sont étonnés et me disent : "Vous êtes bien entretenue!". Ça me fait rire. Et puis aujourd’hui, c’est tellement facile, avec Internet, de connaître l’âge de quelqu’un, que ça ne sert plus à rien de mentir pour se rajeunir. Ça se faisait avant Wikipédia. Il faut porter son âge avec fierté, grâce et amour. Les expériences vécues, c’est si beau de les revendiquer. On a des choses à transmettre et à donner. Et c'est notre rôle en tant que personnes plus âgées. C'est à cela que l'on sert, sinon on serait déjà parti. Ça m’a surprise de voir que des gens très jeunes aimaient Sylvie. Mais ce que j’ai compris, c’est que c’est parce qu’elle porte en elle une expérience de la vie qui leur plaît. Ça lui donne une autre vision des choses.
Sylvie qui porte une carapace. Elle semble s'être endurcie, avec ses hauts talons et ses cigarettes en arrivant à Paris (et en quittant Saint-Tropez). Avez-vous, de la même manière, endossé une armure pour durer aussi longtemps dans le monde du spectacle ?
Une armure, je ne sais pas… Ce n'est pas forcément une carapace que j'ai revêtue. Mais plus que d'une carapace, je parlerai de centrage intérieur. Je n'ai pas peur de me mettre à nu car il y a quelque chose à l'intérieur de moi qui est plus solide qu'à mes débuts. Je me suis pas mal mise en arrière. Pendant de nombreuses années, j'ai préféré être dans la pénombre que dans la lumière. Sans doute parce que je savais que je ne voulais pas m'offrir en sacrifice pour ce métier. Je voulais m'enraciner et m'ancrer un peu plus avant de pouvoir affronter beaucoup de choses. C'est un métier difficile dans le sens où l'on est très exposé. J'ai eu une sorte d'instinct de survie qui a fait que je me suis protégée. À mon âge, après de nombreux apprentissages personnels, c'est plus simple d'accepter le succès. Ce n'est pas plus mal que ça arrive aujourd'hui tout ça finalement.
Vous vous habillez parfois de manière aussi extravagante que Sylvie. En janvier 2022, vous avez assisté au défilé Ami en robe transparente… sans soutien-gorge. Et vous avez défilé pour Weinsanto en février 2022 en mariée techno parée d’une capeline surdimensionnée aux airs de champignon hallucinogène… Cette exubérance vient-elle de votre mère, qui a travaillé dans la mode ?
Tout à fait. Ma mère a travaillé avec Marc Bohan chez Dior pendant vingt-ans. Elle faisait la collection bijoux, maille et foulards, mais aussi maroquinerie. À l’époque, la maison Dior n’était pas organisée de la même manière qu’aujourd’hui. Il y avait des licences vendues dans les aéroports, et les collections prêt-à-porter, vendues en boutique, et haute couture. Ma mère s’occupait de ce qui se passait avenue Montaigne à l’époque où Jerry Hall défilait pour Dior. Ma mère avait beaucoup de goût, de fantaisie et de créativité. Elle ne suivait jamais la mode. Elle s’amusait beaucoup avec les vêtements. Sa fantaisie m’a inspirée. C’est ce que j’ai appris d’elle même si enfant, ça me barbait d’entendre parler de chiffon en permanence. Je puise aussi dans les femmes que ma mère fréquentait à l’époque, et dans ma mère elle-même et sa créativité, pour incarner Sylvie.
La presse étrangère est fascinée par Sylvie. Pour le Los Angeles Times, elle incarne "le raffinement et l’élégance blasée de la Française par excellence." Êtes-vous particulièrement attachée à la culture française ?
Je dirais plutôt que je suis très attachée à la culture européenne, à son histoire, à son art. Ayant grandi en Italie avant de vivre à Paris, je suis aimantée par ces deux cultures très riches. Nous possédons un très beau patrimoine en Europe. On peut aller voir de sublimes tableaux au musée, notamment. Et on doit être fier de cette lignée car on marche toujours sur la trace de nos ancêtres. On n’invente rien. On ne fait que répéter des choses. C’est la même chose au cinéma.
On a beaucoup reproché à Emily in Paris de montrer un Paris plein de clichés, qui manque de réalisme. Mais la série a fait grimper le nombre de touristes de façon exponentielle…
Concernant le manque de réalisme, il est pleinement voulu et assumé par Darren Star. Il imagine un Paris fantasmé comme auparavant, il a conçu un New York fantasmé dans Sex and the City. On ne peut pas lui reprocher ça car il existe plusieurs genres de films et on n’est pas obligé d’être constamment dans le réalisme. Certains tournent des contes de fée, d’autres des policiers, d’autres des longs-métrages naturalistes. Darren Star imagine plutôt des contes de fée, mais si ça ne vous plaît pas, vous n’êtes pas obligés de regarder (rires). Lui en vouloir pour cela, ce serait un peu dommage. C’est un peu comme reprocher à une pomme de ne pas être une orange.
"Les Parisiens semblent odieux mais quand on leur sourit, ils finissent toujours par s’attendrir." Philippine Leroy-Beaulieu
Est-ce qu'Emily in Paris vous a permis de voir Paris autrement, de redécouvrir ses bons côtés ?
J’aime toujours me promener à Paris. C’est une ville qui possède des lignes magnifiques et où il se passe plein de choses, malgré tout ce qu’on peut en dire. La créativité y demeure très riche. Avec les concerts, les pièces de théâtre et les autres activités culturelles, nous sommes très servis, voire vernis. C’est une ville bouillonnante qui traverse les difficultés en restant effervescente et c’est pour cela qu’elle plaît autant aux étrangers. On ne se rend pas bien compte mais il n’existe pas vraiment d’équivalent à Paris dans le reste du monde. Les gens semblent odieux mais quand on leur sourit, ils finissent toujours par s’attendrir. C’est assez joli et amusant de faire fondre les Parisiens, qui sont au premier abord à des blocs de glace. C’est même assez facile car ce sont de faux méchants.
Vous avez tourné beaucoup de comédies (Trois Hommes et un couffin, Neuf Mois), et de films en costumes (Les Possédés, Jefferson à Paris, Vatel). Mais aussi des films d'auteur (Graziella). Vers où voudriez-vous aller aujourd'hui ?
J’aimerais bien qu’on ne me colle pas d’étiquette. Parfois, les producteurs nous voient comme des produits. Parce qu’un film ou une série ont marché, ils nous veulent dans un film, un registre ou un rôle similaire. Alors que les acteurs veulent se renouveler sans cesse. On m’a proposé beaucoup de rôles à la Sylvie, mais comme j’ai dit, les propositions vont dans un autre sens. Sylvie est déjà là et suffisamment amusante à jouer, alors je ne vais pas accepter autre chose dans ce style-là. Et il y a au moins encore une saison de la série à venir. J’aimerais bien retourner vers le cinéma d’auteur. Les carrières que j’aime, ce sont celles, multicolores, des acteurs qui sautent avec une légèreté totale d’un genre à un autre. Sans me comparer à lui, je pense à Gérard Depardieu qui pouvait enchaîner un film d’auteur et une comédie. Et pour le public, c’est amusant de voir un acteur qu’il aime dans des registres différents. Contrairement à ce que pensent certains producteurs, je pense que les spectateurs viennent voir un acteur qu’ils aiment dans un film, quel que soit le genre du film, juste parce qu’ils l’aiment.
Emily in Paris, saison 3, disponible sur Netflix.