Dimanche soir, 22h45. La chaîne Arte consacre un documentaire à une actrice devenue mythe, Isabelle Huppert. C’est peut-être celle qui, en France, a su le mieux sélectionner les cinéastes avec qui travailler, s’est véritablement exportée à l’étranger et a alterné les rôles, aussi bien sur grand écran que sur les planches… Bref, la rousse des Valseuses s’est construit une carrière qui fait saliver toutes les comédiennes débutantes. Pas envieuse pour un sou, Souheila Yacoub (“Sou”, pour les intimes) semble déjà posséder tous les atouts pour percer dans le cinéma comme l'a fait son aînée. Le snobisme en moins, l'air facétieux en plus.
On retrouve même un peu du franc-parler et de l’érudition d’Huppert chez cette actrice de 28 ans, née en Suisse, dont le pragmatisme et l'intransigeance sont les attributs depuis la naissance : “Je suis arabe, née d’une maman belge et d’un papa tunisien, je parle allemand, ma langue maternelle c’est le néerlandais… En faisant mes premiers castings, je ne comprenais pas pourquoi on m’appelait pour interpréter des Yasmine ou des Selma. Moi je voulais jouer le rôle principal, une Alice une Juliette, une girl next door, une amoureuse… Être uniquement dans des films de banlieue… C’est non. Laissez-moi jouer une jeune fille qui a juste des problèmes de cul !”
Le ton est donné. Souheila Yacoub n’est pas là pour apparaître dans des téléfilms France 3 ou des webséries diffusées sur Youtube. Elle ne tranchera pas entre la télévision, au cinéma et sur les planches, choisissant très bien ses metteurs en scène et scénarios, et enchaînera les tournages – avec Gaspar Noé pour Climax, Rebecca Zlotowski pour Les Sauvages et Philippe Garrel pour Le Sel des larmes – sans jamais sacrifier sa vie familiale et amoureuse. À ce sujet, l’homme qui partage sa vie est un peu (et c’est un euphémisme) connu dans le paysage médiatique français : le rappeur Lomepal. “Je suis avec Antoine mais je ne veux pas que ca devienne un sujet, hors de question que je sois “la meuf de”, explique-t-elle. Tout ce que je peux dire c’est qu’on se comprend et on se soutient beaucoup, il me rejoint parfois en tournage, je pars quelques jours en tournée avec lui… Ça fonctionne hyper bien.”
Car la vie privée des actrices est un huis clos dans lequel on peut s'immiscer via leur compte Instagram. Ainsi, sur le profil de Souheila Yacoub, on découvre ses clichés du tournage de No Man’s Land au Maroc, la vue sur Paris qu’elle peut admirer depuis ses fenêtres, des images de promo, des moments en soirée avec ses amis, une vidéo de son père (qu’elle avoue ne pas avoir vu depuis un an) et même une photo d’elle, nue sur une moto (dédicacée à celui qui partage sa vie)… On voit aussi un lien, renvoyant à un site Internet, celui du site de la Radio télévision suisse (RTS). On y découvre un article édifiant : deux anciennes gymnastes témoignent contre leurs entraîneuses tyranniques. Souheila Yacoub les connaît bien. C’est avec elles qu’elle a débuté la gymnastique à 4 ans et poursuivi jusqu’en 2012, à la veille des Jeux Olympiques dont son équipe a été disqualifiée. Un sujet sensible selon elle, puisque ces coachs ont été aussi été les siennes : “On a été victimes de maltraitances physique et psychologique pendant des années. Quand j’ai arrêté, c’était la délivrance. Aujourd’hui, voir les langues se délier, c’est un peu dur pour moi… Plein de choses que j’avais mis de côté refont surface.”
Le théâtre comme envolée
Celle qui a incarné la fille de Roschdy Zem dans Les Sauvages a passé sa jeunesse à enfouir ses émotions… Jusqu’au jour où elle découvre le théâtre, où elle se voit offrir un rôle qu’elle qualifie aujourd’hui de décisif, puisque très personnel. À sa sortie du Conservatoire national supérieur d'art dramatique, elle est directement propulsée en tête d’affiche d'une pièce programmée dans un théâtre national parisien. Ce spectacle, c’est Tous des oiseaux, mis en scène par le directeur de La Colline, la superstar Wajdi Mouawad. Habité par la question de l’identité, l’auteur d’Incendies (dont le film du même nom de Denis Villeneuve est adapté) propose à l’actrice un rôle qui lui permet de mettre des mots sur ce qu’elle est. Dans un monologue, son personnage déclare : “je préfère mille fois plus qu’on me traite de pute que d’Arabe”. Souheila Yacoub aussi. L'actrice est bien plus partante pour un rôle d’escort que de fille de cité. Alors, durant tout le mois de novembre 2017, elle est sur scène pendant quatre heures et perd 10 kilos. C’est ce que l’on appelle être habitée par un rôle.
Passée sans ciller des planches de La Colline au travail avec Ariane Mnouchkine (dans la troupe du Théâtre du Soleil) pour finir sur les plateaux de cinéma, la Genévoise a peu à peu fait sa place dans la famille du 7e art. Pour Les Sauvages (diffusée sur Canal + l'an dernier), elle a dû prouver son talent à un Roschdy Zem sceptique, qui la pensait d'abord présente au casting pour son joli minois. Glacial au début, l'acteur césarisé s'est finalement proposé, il y a quelques semaines, d'être le garant pour son nouvel appartement niché sur la butte Montmartre… De là, perchée sur son balcon dominant les toits de Paris, presque jamais seule, la jeune comédienne lit attentivement les scénarios qu'elle reçoit, chaque jour de plus en plus nombreux. Actuellement, elle est particulièrement occupée à l'apprentissage de l'un d'eux, Entre les vagues, dont le tournage doit débuter ce lundi. Souheila y deviendra Margaux, un rôle qu'elle attendait depuis longtemps, son “Tous des oiseaux du cinéma”.
No Man's Land (2020) de Oded Ruskin, disponible sur le site d'Arte.