Numéro : Quelles ont été vos inspirations pour cette nouvelle Maison Louis Vuitton ?
Frank Gehry: Si vous voulez connaître ma grande inspiration, il faudra remonter au Ve siècle avant Jésus-Christ. C’est à cette époque qu’a été créée la sculpture de L’aurige de Delphes, une œuvre que j’ai découverte lorsque j’avais 40 ou 45 ans peut-être, au musée de Delphes. J’en avais les larmes aux yeux. J’étais submergé par cette idée qu’un artiste avait été capable de réaliser, il y a plus de 2 500 ans, une sculpture qui pouvait encore me toucher aujourd’hui. Une sculpture qui avait le pouvoir d’exprimer aussi profondément des sensations et des sentiments rien que par son matériau. Voilà mon point de départ : un matériau mis en forme et capable d’exprimer des émotions.
À l’instar de la Fondation Louis Vuitton, vous avez utilisé le verre pour cette Maison coréenne, un verre qui se déploie comme une vague. Pourtant, le contexte de Séoul est totalement différent de celui du bois de Boulogne à Paris.
La manière dont je suis venu au verre était circonstancielle à Paris. À l’origine, nous n’avions pas le droit de construire un bâtiment de la taille actuelle de la Fondation dans le bois de Boulogne. Mais j’ai rencontré le maire de Paris et je l’ai convaincu qu’il y avait une grande tradition en Europe de construction en verre dans les parcs. Le verre s’est donc imposé comme solution à un problème très pratique. Mais le problème avec le verre, c’est que vous ne pouvez pas accrocher de peinture. Alors j’ai imaginé de combiner deux bâtiments : un premier avec des murs, et un autre qui l’enveloppait avec du verre. Cette contrainte de la double peau s’est rapidement transformée en un avantage : l’espace entre-deux offrait la possibilité d’exposer des œuvres en extérieur, sous le verre, et des vues imprenables sur Paris et le bois de Boulogne. Et naturellement, j’ai ensuite souhaité continuer à explorer ce matériau, notamment à Séoul.
Le contexte coréen ne vous a pas poussé à explorer d’autres matériaux ?
En réalité, j’avais envisagé un projet spécifique qui prendrait en compte l’environnement. Mais les bâtiments changent constamment ici, et vous trouvez dans ce quartier tous les styles possibles. Je me suis donc autorisé à faire quelque chose de différent, qui ne répondait pas particulièrement à son environnement. Je voulais que ce bâtiment forme une lanterne sur la rue. Et puis est venue cette idée d’y exposer des œuvres : présenter de l’art dans une boutique sans insulter l’art. C’était l’enjeu majeur.
Vous avez donc conçu cette structure en verre qui enveloppe l’étage supérieur du bâtiment où sont présentées des sculptures de Giacometti. Les œuvres semblent s’avancer vers la terrasse qui se déploie sous cette verrière aux formes ondulées. Est-il vrai que vous avez été inspiré pour ce mouvement du verre par la danse coréenne traditionnelle ?
J’ai commencé à m’intéresser aux danses asiatiques via le Japon. Quand j’étais jeune, il y a très longtemps, j’ai rejoint l’orchestre de gagaku [musiques, chants et danses de cour japonais] d’UCLA. Je ne suis pas musicien, mais je savais taper sur un gong. Dans le gagaku, la musique, les costumes, la danse et le mouvement ne forment qu’un. Pendant mes études d’architecture, je me suis demandais ce qui pourrait exprimer notre culture. Et c’était le mouvement. Tout autour de moi, il n’y avait que voitures, avions et bateaux. C’est ainsi qu’est née l’idée d’exprimer le mouvement dans un bâtiment, d’avoir ces façades drapées. Et je crois qu’inconsciemment, la figure du poisson, très importante pour moi, incarnait cette idée de mouvement également.
Pouvez-vous nous rappeler comment vous est venue la figure du poisson ?
Lorsque j’étudiais l’architecture, il n’était question que de post-modernisme. Les architectes revenaient à des formes anciennes comme le temple, pas littéralement, mais à travers l’utilisation de colonnes par exemple. Lors d’une conférence, je me suis emporté contre ces architectes : “Quitte à revenir en arrière, pourquoi ne pas aller plus loin que la culture grecque ?!?! Revenons aux origines du monde ! Au poisson !” Je me suis mis à dessiner encore et encore des poissons. Et on a commencé à m’appeler “l’homme-poisson”.
Quel regard portez-vous sur l’œuvre de Giacometti, exposé au sein de l’espace en verre que vous avez créé ?
Depuis L’aurige de Delphes, de nombreux artistes se sont confrontés au bronze, mais très peu ont atteint ce niveau de maîtrise qui permet l’expression de sentiments. Picasso y est parvenu. Matisse également. Et Giacometti bien sûr. Le bronze n’a rien d’évident. Prenez le Clam Digger de De Koonig. La sculpture en plâtre est émouvante à pleurer. Mais lorsqu’il l’a transposée en bronze, tout était perdu. Il est arrivé à peu près la même chose avec Henry Moore. Comme Giacometti avec le bronze, le cœur de mon travail est de faire en sorte que le verre, le bois, la pierre ou le métal expriment un sentiment.