Après Sigmar Polke en 2016, François Pinault offre à nouveau son palais vénitien à un peintre allemand. Depuis plusieurs mois, Albert Oehlen, 63 ans, a pris possession du Palazzo Grassi : plus de 80 de ses toiles y sont visibles jusqu’en janvier 2019, au sein d’une exposition orchestrée avec la commissaire Caroline Bourgeois. L’artiste est pourtant loin d’avoir la notoriété d’un Polke pour le grand public. En France, on ne lui connaît que deux grandes expositions institutionnelles : en 2009 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et en 2002 à Strasbourg (même si la Villa Arson le présente dès 1994). Mais lorsqu’en 2015 New York accueille une grande exposition au New Museum, un “moment Oehlen” semble se dessiner. En mars 2017, Christie’s Londres adjuge son Selbstporträt mit Palette [Autoportrait avec palette] à 2,965,000 livres [environ 3 365 000 euros], doublant le précédent record de l’artiste. Le célèbre marchand Joseph Nahmad lui consacre également une exposition en novembre 2017. Lui emboîtant le pas, sa galerie allemande Max Hetzler présentait (en mars) de nouvelles œuvres, préfigurant une autre exposition, dans son antenne parisienne, prévue à la rentrée. Le peintre sera au même moment l’invité de la galerie Gagosian à Paris.
Tout cela n’empêche pas Albert Oehlen d’être considéré comme un vrai punk. À bien regarder ses toiles, c’est moins une rébellion seventies qu’une postmodernité bien comprise qui saute aux yeux. Sa peinture multiplie les emprunts et les références, passant d’un style à un autre : post-pop, post-figuration, postabstraction, post-nouvelles technologies… On pense à Polke évidemment, dont il a été l’élève, à Willem De Kooning, à Martin Kippenberger dont il a été l’ami, à Brice Marden… Tout un pan de la peinture du XXe siècle se reconfigure entre ses mains.
Oehlen produit un tourbillon d’images hétéroclites et bigarrées, tel un obsédé compulsif de la déformation, de la reformation et de la réinvention de la peinture, de ses limites et de ses méthodes.
Dès les années 80, Oehlen se fait ainsi connaître avec des toiles figuratives corrosives dont son célèbre Gegen den Liberalismus [Contre le libéralisme] (1980) – un cheval de bois sur une colline. Le garçon a de l’humour. Puis ses peintures se font plus abstraites – lui préfère le terme de “post-non-figuration”. Elles forment de violentes compositions de couleurs : traits, traces brouillonnes, aplats… En 1992, nouveau renversement, Oehlen a recours à l’ordinateur pour ses Computer Paintings : lignes et formes noires répétitives et pixellisées. On pense au Minitel. En 1997, ce sera la série des tableaux gris. Puis, dans la série des Trees [Arbres], il se cantonne au noir combiné à une autre couleur sur fond blanc. Ailleurs, la couleur se fait bien présente, comme sur ses collages ou montages pop de 2009-2010 qui mêlent logos et produits de grande consommation. Oehlen produit, encore et encore, un tourbillon d’images hétéroclites et bigarrées, tel un obsédé compulsif de la déformation, de la reformation et de la réinvention de la peinture, de ses limites et de ses méthodes.
Tout est toujours question de démesure, de règles aussitôt brisées par les déraillements grandiloquents de l’artiste, de chaos surmaîtrisé. L’œuvre semble irréductible à toute description ou catégorisation. De fait, l’exposition du Palazzo Grassi ne s’y risque pas, et préfère, plus justement, entremêler les périodes. Sa peinture apparaît d’autant plus déracinée, hors du temps. Ses montages pop pourraient tout aussi bien avoir été réalisés dans les années 80. Ses récentes Conduction des années 2010 rappellent ses Computer Paintings des années 90. Derrière le chaos apparent, tout est excessivement contrôlé. Toutes les références semblent déracinées, sorties de leur contexte. Incompatibles entre elles à l’origine, elles se mêlent finalement sur la toile d’Oehlen pour n’être plus qu’une surface. Une impression de spectacle de pure forme domine. Lors du vernissage de son exposition, le peintre a mis en scène une performance : un acteur jouant le rôle de l’artiste. Au sein de l’atrium du Palazzo Grassi, transformé pour quelques heures en atelier, il peint “à la manière d’Oehlen”. Le vrai Oehlen est présent, cette mascarade et les éructations de l’acteur le font rire. Tout ne serait donc que pure construction. Tout serait vain. Cette distance ironique forme sans doute la limite de sa peinture. Le spectateur peut être un temps fasciné, mais est-il touché ?
Passionné de free-jazz, mais aussi de musiques électroniques, de grunge ou de rock indé, l’artiste compose ses toiles comme des partitions.
Il le sera plus certainement par un accrochage qui exprime parfaitement la qualité première de l’œuvre : sa musicalité. Passionné de free-jazz, mais aussi de musiques électroniques (Plastikman), de grunge (les Melvins) ou de rock indé (Dirty Projectors, Deerhoof), l’artiste compose ses toiles comme des partitions. Une note ou un refrain revient sans cesse au sein des toiles d’une même série. Des improvisations tentent de faire dérailler la monotonie issue de cette multiplication. Toute l’exposition forme ellemême une grande partition de free-jazz. Les motifs reviennent d’une salle à l’autre, avec des nuances : improvisations ou changements presque imperceptibles du tempo. Comme d’infinies variations à partir d’un motif de base. Comme une boucle en loop. Comme un morceau de techno au rythme lancinant, dont les variations infimes ne résonnent que dans les corps en transe sous MDMA. Justement, au Palazzo Grassi, l’accrochage pourrait bien provoquer cette “montée”.
Exposition Cows by the Water d’Albert Oehlen au Palazzo Grassi à Venise, jusqu’au 6 janvier 2019, www.palazzograssi.it
Exposition d’Albert Oehlen à la galerie Max Hetzler, 57, rue du Temple, Paris IVe , du 13 octobre au 24 novembre.