Au fil des ans, Art Basel s’est transformée en marque, jalousement défendue comme en atteste l’action en justice qu’elle a intentée à Adidas, qui avait utilisé son nom sans autorisation pour une édition de baskets. Pourquoi la foire Art Basel se démarque-t-elle de ses concurrentes ? “Demander pourquoi Bâle est la plus importante des foires, c’est comme demander pourquoi Venise est la plus importante des biennales. C’est parce que toute la planète arty s’y retrouve. J’y viens pour prendre des contacts qu’il me serait impossible d’obtenir en si peu de temps ailleurs”, résume Dirk Snauwaert, directeur artistique du centre d’art contemporain Wiels, à Bruxelles. La foire s’est aussi imposée par sa qualité et sa longévité. C’est au sein de cette “enseigne”, ou communauté, qu’ont grandi certains de ses exposants, comme Kamel Mennour ou Jocelyn Wolff, tous deux implantés à Paris. Bien qu’elle ait mis du temps à intégrer de jeunes galeries ou celles provenant de pays émergents, la foire a pris en compte l’évolution des pratiques artistiques, en accordant, par exemple, une place aux œuvres volumineuses avec Art Unlimited – concept emprunté aux biennales et repris par d’autres salons – ou encore aux livres d’artiste. Et surtout, elle a su s’exporter.
“Demander pourquoi Bâle est la plus importante des foires, c’est comme demander pourquoi Venise est la plus importante des biennales. C’est parce que toute la planète arty s’y retrouve.”
Un détail de l'installation du collectif General Idea exposée à Art Basel Unlimited 2018.
Rien, pourtant, ne laissait penser que cette cité calviniste accueillerait un jour la Mecque de l’art. En 1967, Cologne avait pris les devants en créant une foire, Art Cologne, qui allait bientôt devenir une plateforme incontournable. En 1970, trois galeristes suisses – Ernst Beyeler, Trudi Bruckner et Balz Hilt – se mettent en tête de lui faire concurrence. D’emblée, leur salon rallie 90 exposants. “Ils n’ont pas raté leur coup”, se souvient l’ancien marchand bâlois Gérard Schreiner. “Quand j’ai visité la foire en 1970, j’ai été très impressionné par un inconnu qui se coupait légèrement l’épaule gauche avec un rasoir. Un filet de sang coulait lentement vers la fente de ses fesses. Les visiteurs qui s’étaient attardés ont raconté qu’à un certain moment, cet écoulement provoqua un orgasme bien visible. L’année suivante, les organisateurs ont choisi une autre trajectoire !” Dès le début, la concurrence entre exposants fait rage, pour le meilleur et pour le pire.
Dès le début, la concurrence entre exposants fait rage, pour le meilleur et pour le pire.
En 1973, Marcel Fleiss, qui avait acheté une partie de la collection de Marie Cuttoli, dont un très grand stabile de Calder, vend tout ce qui est exposé sur son stand. “Malheureusement, ça s’est su très vite, et la conséquence a été mon élimination l’année suivante, probablement due à la jalousie des marchands composant le comité d’admission”, se souvient-il. “J’ai attendu les années 90 pour retrouver ma place, en pleine crise, avec moins de postulants et un nouveau comité de sélection.” En 1975, le salon compte quelque 300 exposants, dont une bonne part d’Américains soucieux de diversifier leur clientèle. À la fin des années 80, Art Basel connaît un trou d’air. “À l’époque, les deux grandes foires internationales étaient Art Chicago et Art Cologne”, raconte Marc Spiegler, actuel directeur de la foire. “Art Basel connaissait alors une vraie crise.” Trois marchands importants – Pierre Huber, Gianfranco Verna et Felix Buchmann – élaborent un nouveau concept et donnent un second souffle à l’événement. “Lorenzo Rudolf, qui a dirigé la foire de 1991 à 2000, a été assez sage pour accepter leurs idées”, poursuit Marc Spiegler. Leurs idées ? Une nouvelle identité visuelle, un nouveau logo, et une réduction du nombres des exposants.
Une installation du duo Elmgreen Dragset présentée par la Koenig gallery à Art Basel 2018.
Le recadrage est encore plus spectaculaire lorsque Samuel Keller arrive aux manettes en 2000. Solaire en diable, cet as de la communication, pragmatique et charismatique, devient vite la coqueluche des médias. La griffe Keller, ce sont les fêtes qui dégourdissent la cité helvétique. Mais c’est aussi le lancement de nouvelles sections et rencontres qui battent le rappel des curateurs les plus branchés. Surtout, Samuel Keller exporte la foire à Miami en 2002. Le choix étonne. Véritable creuset ethnique, cette ville de Floride sent le soufre et le stupre. Pour d’autres, c’est le paradis amidonné du troisième âge argenté. Mais la greffe prend, et attire le gotha des collectionneurs latinos.
Même si les paillettes y sont plus prisées, Art Basel Miami Beach reste auréolée du professionnalisme de la “foire-mère”.
Même si les paillettes y sont plus prisées, Art Basel Miami Beach reste auréolée du professionnalisme de la “foire-mère”. Les barons locaux redoublent d’efforts, en agrandissant, par exemple, leurs espaces privés. De nouvelles institutions, comme le Pérez Art Museum, voient le jour. “Le salon a donné une plus grande visibilité aux musées, qui sont devenus des lieux où les artistes veulent montrer leur travail. Dès que vous proposez à un artiste d’exposer en décembre, on sent un déclic se produire, et on voit un sourire se dessiner sur son visage”, confie Silvia Karman Cubiñá, directrice du Bass Museum. Après avoir conquis l’Amérique, Art Basel met les voiles vers l’Asie : en 2011, ses organisateurs “rachètent” la foire Art Hong Kong, rebaptisée deux ans plus tard Art Basel Hong Kong. Cet événement est devenu un must en Asie. “Art Basel a contribué à renforcer la position de Hong Kong comme carrefour artistique et a placé la ville sur l’échiquier international”, estime Kevin Ching, directeur général de Sotheby’s Asie. Nouveau projet d’Art Basel : un partenariat avec Buenos Aires pour lancer une semaine de l’art en septembre 2018.
Les déclinaisons étrangères marquent le début d’un branding (identification en tant que marque). “À un moment, les gens ont commencé à dire ‘on va à Basel’, non plus en référence à la ville mais à la foire”, indique Marc Spiegler. Art Basel répond aux moteurs classiques du brand stretching (extension de la marque) : créer un nouveau produit dans un marché ancien (Art Basel Miami Beach, qui a investi le puissant marché américain), ou reprendre un produit ancien dans un nouveau marché (l’implantation dans le paysage encore en mutation de Hong Kong). À chaque fois, la foire a pris pied dans des “nexus town”, carrefours géographiques où l’offre culturelle, sans être inexistante, n’est pas abondante. Pour faire de ces déclinaisons des succès, Art Basel possède plusieurs cartes maîtresses : la cohérence inscrite dans une charte graphique commune aux trois événements, des comités de sélection structurés de manière identique, et, surtout, une relation de confiance avec les exposants, lesquels savent que la foire tiendra ses engagements.
“À un moment, les gens ont commencé à dire ‘on va à Basel’, non plus en référence à la ville mais à la foire”, Marc Spiegler.
“Art Basel pourrait créer une foire dans un coin reculé de la planète, elle serait à coup sûr réussie”, estime José Freire, de la Team Gallery. “La nouveauté d’un salon ne le porte que les deux ou trois premières années. Un restaurant est plein les deux premiers mois parce qu’il est nouveau, ensuite parce que la cuisine est bonne”, poursuit Marc Spiegler. À Hong Kong, Art Basel fait d’autant plus mouche que, comme l’a bien souligné le livre The Cult of the Luxury Brand: Inside Asia’s Love Affair with Luxury (de Radha Chadha et Paul Husband), l’Asie adore les marques.
Tout le pari d’Art Basel est néanmoins d’éviter la monotonie, contrairement aux grandes marques qui offrent les mêmes produits dans tous les pays. “Même si les repas sont servis dans les mêmes assiettes, on déguste autre chose”, observe Marc Spiegler. ”L’uniformité est dans la qualité du programme qu’on propose.” Et le programme est suffisamment intéressant pour que les artistes, jusqu’alors réfractaires aux foires, soient nombreux à la visiter. “Bien sûr, la foire peut être un lieu d’hystérie qui rappelle l’ouverture d’un buffet lors d’un cocktail où l’on fonce sur les petits fours à 50 000 euros, mais c’est aussi un lieu où le monde économique se lit de manière réaliste”, confie l’un d’eux.
Un extrait de la vidéo de Richard Mosse présentée à Art Basel Unlimited 2018.
Plus la foire prend du galon, plus elle devient sélective, excluant à chaque édition des figures pourtant méritantes. Si Marcel Fleiss a rongé son frein en silence pendant ses années de purgatoire, d’autres exposants se sont rebiffés. Ainsi, le marchand allemand Christoph Pudelko s’est-il une fois déguisé en cheikh et a déambulé dans les allées du salon pendant plusieurs heures, laissant croire qu’il était un acheteur très important, avant d’être démasqué par un exposant. En être ou pas, la question est devenue cruciale depuis le boom du marché de l’art contemporain. Mais plus la foire gagne en puissance, plus elle a tendance à jouer les pères Fouettard. Une année, elle sanctionne Emmanuel Perrotin pour avoir fait entrer l’art advisor Philippe Ségalot avant le vernissage. Le marchand ne bronche pas et retrouve son stand l’année suivante.
Mais plus la foire gagne en puissance, plus elle a tendance à jouer les pères Fouettard.
Et même les piliers de la manifestation sont susceptibles d’être remis en question. Artisan de la nouvelle énergie d’Art Basel dans les années 90, Pierre Huber a longtemps bénéficié de l’un des meilleurs emplacements. Mais il fut ensuite exclu pour avoir vendu sa collection aux enchères alors qu’il avait annoncé vouloir créer une fondation. En 2011, Gerd Harry Lybke, fondateur de la Galerie Eigen + Art, premier marchand de l’artiste star Neo Rauch, n’accepte pas son éviction, après des années de participation, et ameute les médias. La foire Art Basel serait-elle donc devenue donneuse de leçons ? “On ne peut pas faire des choses de qualité sans juger la qualité”, réplique sèchement Marc Spiegler. “Et dans un monde de l’art dynamique, si personne ne sort, personne ne peut entrer.”
Art Basel et Art Basel Unlipmited, du 14 au 17 juin, Bâle.