Ebecho Muslimova, jeune artiste née en 1984, originaire du Daghestan russe et formée à la Cooper Union de New York, a créé un alter ego que tout le monde adorerait posséder. Ce double avec lequel elle joue, c’est Fatebe (pour “Fat” et “Ebe”, diminutif du prénom de l’artiste) une grosse femme nue qui apparaît dans des dessins faits à l’encre noir sur des pages blanches, comme dans une sorte de journal. Totalement désinhibée, Fatebe n’hésite pas à présenter son sexe et ses fesses aux spectateurs. On la retrouve dans les positions les plus acrobatiques, cheveux au vent, accrochée à une barre de gymnastique, compressée dans une boîte en carton, etc. Ces dessins ont été rassemblés dans Fatebe Volume 1, un livre publié chez Onestar Press à Paris. Fatebe est une caricature hilarante et décomplexée d’Ebecho Muslimova. L’artiste s’en sert pour créer des situations qu’elle même ne saurait se permettre de vivre. Nous avons rencontré Ebecho et Fatebe lors de leur exposition à la Galerie Maria Bernheim, à Zurich. L’artiste, elle, n’est pas du tout grosse… comme on peut le vérifier sur son compte Instagram (@ebecho).
Numéro : Quel est votre parcours ?
Ebecho Muslimova : Je suis née en Russie, au Daghestan, et j’ai grandi à New York, où j’ai fait mes études à la Cooper Union, avec une spécialisation en sculpture et dessin.
L’environnement dans lequel vous avez grandi vous a-t-il influencée ?
Il m’a influencée dans une large mesure, c’est certain. C’est notre lot à tous, il me semble. J’ai commencé à dessiner très jeune. À la maison, j’ai toujours été soutenue et applaudie. Dans ma famille, tout le monde est doué pour ces choses-là. Lorsque nous avons émigré aux États-Unis, pour faire face à la barrière de la langue et aux problèmes un peu dingues que je rencontrais, je me suis appuyée sur cette capacité à dessiner et je l’ai développée – cela m’a aidée à surmonter la confusion que je ressentais.
Comment avez-vous su que vous vouliez devenir artiste ? Et que signifie le fait d’être artiste pour vous aujourd’hui ?
J’étais une enfant hyperactive. Je courais partout, sans pouvoir m’arrêter – à tel point que mes parents ne parvenaient même pas à m’asseoir assez longtemps sur la cuvette des toilettes pour permettre le passage des selles. Je restais parfois constipée pendant plusieurs semaines – jusqu’à ce qu’ils finissent par comprendre que le seul moyen de me faire tenir en place sur le trône, c’était de me donner du papier et un crayon pour dessiner. Je crois qu’en tant qu’artiste, c’est encore ce que j’essaie de faire aujourd’hui : arriver à chier correctement.
Quelles sont vos références en matière d’art, ou dans d’autres domaines ?
J’aime énormément le travail de Mike Kelley, ou celui de R.D. Laing, les dessins de Raymond Pettibon… Et tout dernièrement, je suis tombée amoureuse des écrits de Dennis Cooper.
“J’ai commencé à dessiner le personnage de Fatebe à la fin de mon premier cycle universitaire, un peu comme une caricature de moi-même en version complètement désinhibée.”
On vous connaît pour un ensemble d’œuvres qui représentent Fatebe, une figure féminine nue et potelée, dans différentes situations. Pourriez-vous nous dire comment le personnage est apparu dans votre travail, et ce qu’il représente ?
Je n’aime pas qu’on la qualifie de “potelée” – c’est un terme à réserver aux enfants. Fatebe est grosse, et ce n’est pas un problème ! J’ai commencé à la dessiner à la fin de mon premier cycle universitaire, un peu comme une caricature de moi-même, en version complètement désinhibée. Une sorte de double “Übermensch” [surhumain], à un moment où je me sentais totalement découragée, fragilisée par la pression que je ressentais par rapport à ce que je m’imaginais devoir produire. Ce personnage est d’abord né pour moi et mes amis. Je voulais vraiment créer quelque chose de libre, et de drôle dans sa sincérité. C’était pour nous faire marrer, mes amis et moi, mais pas forcément en rivalisant d’astuce ou d’esprit. Je voulais simplement que nous soyons séduits par cette entité nommée Fatebe, comme on peut tomber amoureux de quelqu’un d’exceptionnel.
Considérez-vous Fatebe comme un alter ego ? S’inspire-t-elle de votre vie ou est-elle une pure fiction ? Vous inspire-t-elle en retour ?
J’aime bien envisager ces dessins comme des autoportraits, mais les autoportraits de quelqu’un d’autre. À l’origine, le terme “alter ego” indiquait que ce second moi était un “ami véritable et fidèle”, et c’est comme ça que je vois Fatebe. Elle vient de l’intérieur de moi-même, mais, surtout, je crois que je réussis bien à l’en faire sortir. Et elle me surprend quand elle apparaît comme ça, terminée sur une feuille de papier. Toute notre relation est là : les forces exercées pour tirer, pousser et faire en sorte qu’elle se contorsionne pour moi, pour nous, et en même temps, le fait de se nourrir de son audace.
Cherchez-vous à aborder des problématiques politiques ou féministes ?
Peut-être y a-t-il en effet une dimension politique à regarder longuement et intensément l’image que vous renvoie le miroir et, à partir de là, votre travail. Il me semble en tout cas que cet effort qui consiste à faire le point sur soi avec honnêteté s’étend à d’autres concepts. Pour moi, les thématiques féministes seraient difficiles à formuler avec précision, mais je me dis : “Comment le simple fait de produire cette œuvre pourrait-il ne pas constituer en soi une position féministe ?”
Quel est votre rythme de travail ?
Ma pratique et ma production fluctuent en fonction du niveau qu’atteint mon besoin de communiquer. Je me sens plus en forme quand je produis avec régularité, même si, parfois, j’ai besoin de laisser Fatebe infuser en moi quelque temps. Je ne saurais vous dire combien de dessins je fais par mois. Elle me vient par jaillissements sporadiques.
Composez-vous par séries, ou les dessins sont-ils indépendants les uns des autres ?
Les deux, d’une certaine manière. Chaque dessin exprime une idée autonome, que je n’éprouve pas le besoin de réitérer ou d’élargir une fois qu’elle a été transcrite sur la page à travers le personnage. Mais j’imagine qu’on pourrait considérer l’ensemble du projet comme une série.
Pourquoi avoir choisi de dessiner en noir sur du papier blanc ? Il semble d’ailleurs que cela soit en train d’évoluer, puisque vous avez récemment utilisé de la couleur, et de plus grands formats, comme cette peinture murale présentée à la 32e Biennale des arts graphiques de Ljubljana, en Slovénie… Comment voyez vous l’évolution de votre travail ?
Dessiner est pour moi la façon la plus naturelle de penser, et ce sont les limites imposées par le noir et blanc qui reflètent le mieux ma manière de raisonner. J’ai probablement développé une forme de pensée binaire, résultat de traumatismes passés, ce qui m’a aussi conduite à rechercher le moyen le plus direct pour expliquer cet autre moi. La décision d’utiliser du papier blanc de petit format revêtait un caractère strictement pratique : puisque ces dessins étaient d’abord conçus comme une gratification personnelle et immédiate, il me semblait idiot de dépenser de l’argent en fournitures artistiques de grandes dimensions. Même si je reste concernée par les défis d’un art minimal en noir et blanc, je commence à trouver intéressant de laisser la couleur faire quelques apparitions. Par son échelle, la représentation murale de Ljubljana constituait sans aucun doute un grand changement ludique, mais, là encore, la décision était pragmatique. Le sujet, ce grand dispositif inspiré des machines de Rube Goldberg, ici employé à des fins onanistes, nécessitait beaucoup de place. Il était impossible de m’en tenir à mon format habituel.
Vos œuvres ont-elles vocation à favoriser une prise de conscience du public ?
L’importance jubilatoire des détails dans l’espace qui sépare les choses.
Quel sera votre prochain projet ?
Je suis très impatiente de monter l’exposition prévue cet hiver à la galerie Magenta Plains, à New York.