Les probabilités sont minces, lorsqu’on naît en 1975 sous un dôme géodésique à Seattle, de se voir confier la place Vendôme à Paris en 2017 pour y créer une installation monumentale. Le scénario, à vrai dire, semble un peu tiré par les cheveux. C’est cependant l’histoire vraie d’Oscar Tuazon, artiste d’ailleurs très chevelu (réminiscence probable du choc que lui causa la rencontre, à la fin des années 80, avec la musique de Nirvana, groupe phare de la scène grunge de Seattle) qui naquit sous un dôme construit par ses parents hippies. “Comme maison, c’était une catastrophe, mais en tant qu’objet, c’était fascinant”, m’explique-t-il avec ce calme serein dont il semble ne jamais se départir. Et en effet, le voici aujourd’hui devant une tâche particulière : occuper, à l’occasion de la FIAC, l’une des places les plus spectaculaires de Paris avec l’une de ses sculptures monumentales.
Aujourd’hui, les artistes se définissent volontiers comme tout un tas de choses, sautant allègrement d’une discipline à une autre (comme si c’était possible). Pour Tuazon, c’est un peu plus simple : c’est un sculpteur. D’autant plus remarquable que ses œuvres savent s’imposer pour ce qu’elles sont : des constructions, avec une indiscutable évidence. Peu de bla-bla les sous-tendent, même si l’inspiration prend appui sur un récit, une situation, un contexte… Très vite, cela laisse place au langage propre à l’art et aux formes – il est vraisemblablement l’un des derniers à faire confiance à ce langage spécifique, et à le parler avec une curieuse grâce.
Ceci pour dire que le projet qu’il dédie à la place Vendôme, qui semble littéral et même bavard, saura probablement pulvériser le texte un peu scolaire de ses sources pour atteindre une dimension plus artistique. Les grands segments de canalisation en polyéthylène qu’il entend utiliser, d’un diamètre suffisant pour qu’un spectateur y pénètre et les traverse, servent d’ordinaire à l’alimentation des villes en eau. Ces canalisations forment un réseau sous-terrain qui permet la vie en surface. Tuazon transpercera ces segments de troncs d’arbres. Il affiche, via ce projet, son intérêt pour les problématiques environnementales en général, et la question de la raréfaction de l’eau en particulier. Mais il faut lui faire confiance pour que ce noble dessein ne se transforme pas en assommante leçon sur le sujet.
Il a déjà fait preuve de son étonnante capacité à transformer une idée en forme et à faire que cette forme prenne le pas sur l’idée. Le monument qu’il réalisa l’an passé non loin de Belfort, à l’invitation du programme Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France, en est la preuve éclatante. Il a été commandé par une association d’anciens combattants et des enseignants de collège pour célébrer la mémoire des combats meurtriers qui ont eu lieu dans le bois d’Arsot en novembre 1944 contre l’armée allemande. La sculpture prend la forme de deux pontons en bois imbriqués et qui se croisent. L’un regarde en direction du lion de Belfort, symbole de la résistance de la ville au cours de la guerre de 1870, premier épisode de l’engrenage qui a conduit aux deux conflits mondiaux du siècle suivant. L’autre, en direction de l’Algérie, d’où sont partis les mille deux cents soldats des commandos d’Afrique pour débarquer en Provence, où ils seront rejoints par d’autres volontaires. Mais ce dont on fait l’expérience, c’est une structure en bois de plusieurs dizaines de mètres, une construction extravagante, un réseau de poutres enchevêtrées soutenues par cent deux piliers fichés dans le sol, qui qualifie le paysage et défie l’entendement – une de ces constructions humaines entre sculpture et architecture qui ne laissent pas l’esprit en paix, justement parce qu’elle savent s’émanciper de leur “texte” initial pour atteindre un “état de sculpture”.
Le projet de Belfort et celui de Paris prennent leur source, comme tout le travail d’Oscar Tuazon, dans la rencontre décisive qu’il fit en 2001 avec l’artiste-architecte américain Vito Acconci, auprès de qui il travailla pendant deux ans après l’avoir rencontré tandis qu’il était étudiant au Whitney Independent Study Program du Whitney Museum de New York. “J’avais déjà 28 ans, mais j’étais encore novice. Pourtant, Acconci appréciait de débattre pendant des heures avec moi, comme il le faisait avec des architectes seniors du studio. Sa manière de tout questionner était passionnante : dès le début d’un projet, mais aussi à la fin. Il n’hésitait pas à abandonner un travail abouti pour mieux repartir sur une autre piste, c’était impressionnant”, se souvient l’artiste. Ce qui laisse entendre que le projet pour la place Vendôme prendra peut-être une forme très différente de celle qu’il décrit aujourd’hui.
Tuazon travaille avec des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers, dont l’expertise enrichit sa pratique mais ne la contraint pas. Sculpteur, son rapport aux matériaux est presque charnel, et le recours à plusieurs corps de métier n’est en aucune manière une entrave à ce dialogue avec les formes, qui ne se fige jamais totalement. L’installation de la place Vendôme s’annonce, en somme, comme très éloignée d’une autre : la tristement littérale “butt plug” de Paul McCarthy [Tree étant son titre original] qui, elle, décrivait un rapport à l’art diamétralement opposé à celui d’Oscar Tuazon.
FIAC, du 19 au 22 octobre, Grand Palais, Paris.
Oscar Tuazon, FIAC 2017 hors les murs, place Vendôme, Paris.