Takuro Kuwata est sans doute l’un des céramistes les plus fascinants de la scène artistique contemporaine japonaise. Né au début des années 80, à Hiroshima, il étudie d’abord les techniques traditionnelles qui servent à produire les fameux bols utilisés lors de la cérémonie du thé. Mais, très vite, il va perturber, dérégler et dépasser ces modèles classiques pour produire des sculptures dont l’aspect est spectaculaire et, paradoxalement, qui rappellent plutôt les images 3D générées par ordinateur. Takuro Kuwata fabrique ses propres pigments pour réaliser ses émaux. Ces derniers sont obtenus grâce à une combinaison de techniques d’une complexité extrême. Il emploie, par exemple, le kintsugi : une méthode japonaise ancestrale de réparation des porcelaines brisées au moyen d’une laque constituée de poudre d’or. De la même façon, il utilise un procédé qui consiste à superposer plusieurs couches de glaçure blanche, le kairagi. Ou encore le shino, dont la couleur est plus orangée. Laissant aussi une place au hasard, l’artiste expérimente les temps de cuisson ou les températures. Parfois, il soumet également ses œuvres à l’ishihaze, une technique qui consiste à laisser de petites pierres dans la terre. Au moment de la cuisson, ces dernières explosent et déforment la création, lui donnant un aspect boursouflé. Évoquant des objets étranges qui auraient fondu, ses coupes aux couleurs incroyables (argent, bleu, rouge…) sont si fascinantes qu’elles suscitent, depuis quelques années, un intérêt croissant des collectionneurs et se voient exposées dans les galeries. Nous l’avons rencontré en mai à Bruxelles, alors qu’il préparait Good Morning, Tea Bowl sa deuxième exposition chez Pierre Marie Giraud.
NUMÉRO : Quel est votre parcours ?
TAKURO KUWATA : Enfant, j’aimais déjà l’art, j’aimais dessiner et peindre. Mais j’ai commencé à m’intéresser à la céramique et à créer plus tard, à l’université. J’ai réalisé des études sur les objets en trois dimensions (autant des sculptures que des bols utilitaires). Mes cours portaient sur l’histoire des formes et sur l’art en général, mais je n’y allais pas souvent. Je n’étais pas un étudiant très sérieux.
Quelles ont été vos premières relations avec l’art ?
TK : Mes parents n’évoluaient pas du tout dans un milieu artistique. Comme ils travaillaient tous les deux, j’étais souvent seul. Je crois que c’est cela qui m’a rendu créatif. J’ai grandi à la campagne, à Hiroshima, où j’ai pris l’habitude de m’amuser seul dans les champs près de chez moi. Enfant, j’aimais déjà les cours de dessin et d’arts plastiques. Je restais dans mon monde et je ne communiquais pas beaucoup avec les autres. J’aimais la façon dont je pouvais m’exprimer dans ces cours.
Avez-vous le souvenir d’avoir voulu, à un moment, devenir artiste ?
TK : Plus jeune, je n’ai jamais vraiment pensé à devenir artiste. Je n’aimais pas les études, mais j’aimais l’art. Je pensais également beaucoup à la mort. Je questionnais ma mère à ce sujet, sur ce qu’on devient après. Je voulais laisser une trace. Je pense que l’art est une façon de se confronter à la mort et de la surpasser. C’est sans doute ce qui a fait naître ma vocation.
Quelles étaient vos références artistiques ?
TK : Au départ, je n’avais pas vraiment de références. À vrai dire, j’ai commencé par apprendre la danse, le hip-hop et la street dance. Je me suis passionné pour cela et me suis fait beaucoup de relations dans ce milieu. J’étais aussi DJ. Quand je sortais en boîte, je discutais avec mes amis, et c’est ce qui m’a le plus influencé. La culture occidentale, aussi.
Comment en êtes-vous venu à la céramique ?
TK : À l’époque où je dansais, j’étais au collège ou au lycée, mais je savais que je n’allais pas faire carrière dans la danse. Arrivé à l’université, j’ai commencé à prendre des cours de céramique. C’est alors que j’ai découvert cette technique, et que j’ai pensé devenir artiste.
Comment vous situez-vous vis-à-vis de la grande tradition japonaise de la céramique ?
TK : Au départ, la céramique traditionnelle ne m’attirait pas vraiment. C’est en discutant avec mes professeurs, à l’université, que j’ai commencé à m’y intéresser. Mes premières créations étaient d’ailleurs, elles aussi, assez traditionnelles. Je les montrais à mes amis danseurs, mais elles ne les séduisaient pas, justement parce qu’elles étaient classiques. Je me suis alors dit qu’il fallait que je parvienne à faire quelque chose de différent, qui plairait à mes amis et qui leur ferait comprendre la beauté et l’intérêt de la céramique. À partir de là, j’ai développé un style, influencé par les choses que j’aimais, en fonction des époques : la couleur, les émaux argentés, dorés, et les émaux qui coulent et qui se craquellent.
Vous exposez à la galerie Salon 94, par exemple, qui n’est pas directement liée à la céramique. Vous voyez-vous plutôt comme un céramiste ou comme un sculpteur ?
TK : Je ne me considère ni vraiment comme un céramiste ni comme un sculpteur, plutôt comme un artiste contemporain. Quand j’expose à la galerie Salon 94, je crée ce qui me fait plaisir, je n’élabore pas de stratégie. J’aime présenter mon travail dans des lieux qui montrent les créations d’autres artistes contemporains, car cela me stimule beaucoup. Bien sûr, j’ai été très influencé par des céramistes japonais traditionnels tels que Toyozo Arakawa, par exemple, mais je ne me limite pas à la céramique, et je vais voir énormément d’expositions d’art contemporain. Je suis très inspiré par la création contemporaine sous toutes ses formes : cela peut aller du mobilier à la musique. J’essaie aussi de m’inspirer de l’espace dans lequel j’expose. Que ce soit à la galerie Salon 94 ou chez Pierre Marie Giraud, j’aime venir repérer les lieux pour pouvoir penser à la taille de mes pièces, imaginer ce que les gens seront susceptibles d’apprécier. Mais cela reste une source d’inspiration. Quand je crée, je suis totalement libre.
“Les lieux où j’expose m’inspirent. J’aime repérer l’espace, imaginer ce que les gens vont apprécier.”
Comment avez-vous conçu Good Morning, Tea Bowl, votre deuxième exposition chez Pierre Marie Giraud ?
TK : J’avais envie, cette fois, de travailler sur le bol, un objet essentiel dans la cérémonie du thé au Japon. Je fais des bols à thé depuis le début de ma carrière. Il s’agissait d’abord d’une tradition chinoise, puis le Japon a développé sa propre version, et les objets eux-mêmes sont devenus plus abstraits. Je voulais vraiment mettre l’objet au centre de cette exposition, et concevoir des bols à thé d’un nouveau style, des bols à thé revisités… d’où le titre, Good Morning, Tea Bowl.
Vos couleurs sont incroyables, elles ont l’air presque artificielles. Comment avez-vous développé votre technique ?
TK : Quand ils façonnent des bols à thé, les céramistes sont très minutieux. La quantité de pigments qu’ils utilisent pour fabriquer leurs émaux est pesée au gramme près, afin d’obtenir une couleur spécifique. Moi, lorsque j’ai commencé, j’ai employé la couleur comme ça, sans la peser, et finalement j’ai obtenu quelque chose de très flashy, mais tout cela est un peu le résultat du hasard.
Quels pigments préférez-vous ? Le doré ? L’argenté ?
TK : J’aime beaucoup les couleurs métalliques. Mais l’endroit où je présente mes œuvres m’influence, alors mon choix varie selon les lieux. Par exemple, pour une œuvre présentée dans un espace précis, j’emploierai du rose, alors que pour une autre exposition, j’utiliserai davantage de rouge.
Comment avez-vous développé votre style qui se caractérise par ces “gouttelettes” ?
TK : Au départ, je prévoyais de faire un émail classique, mais lorsque je l’ai posé, il était trop épais, et il s’est mis à faire des gouttelettes. J’ai donc commencé à produire des pièces qui présentaient un petit nombre de gouttelettes, puis, finalement, j’en ai fait d’autres, où l’effet était beaucoup plus appuyé. À l’origine, les couleurs étaient également plus claires, je les ai rendues plus flashy
Certaines de vos pièces s’apparentent plus à des sculptures. Comment sont-elles apparues ?
TK : Quand j’ai commencé à exposer dans des galeries d’art contemporain, je me suis mis à développer, en partant du bol à thé, des choses qui n’étaient pas utilitaires. Purement décoratives.
Vous faites également des sculptures de grandes dimensions. Comment en êtes-vous arrivé là ?
TK : Comme j’exposais dans des lieux plus vastes, il m’a paru naturel de faire des pièces plus grandes. Certaines sculptures d’art contemporain m’ont également incité à changer mes formats. Mais le bol à thé reste mon point de départ. Mes grandes sculptures en conservent toujours des éléments.
Qu’aimeriez-vous transmettre au public ?
TK : Je me considère comme un artiste très libre, et j’aimerais qu’on me considère comme tel. Je produis des pièces utilitaires, une tasse ou un bol à thé, par exemple, et d’autres qui relèvent complètement de la sculpture. Je passe continuellement des unes aux autres. C’est vraiment dans cet espace particulier que je développe de nouvelles choses.
Certaines personnes utilisent-elles vos bols ?
TK : Oui. Parfois il m’arrive de créer des objets qui ne sont pas destinés à devenir utilitaires, et qui, finalement, le deviennent. Les rencontres avec les gens m’inspirent aussi. Elles m’aident à imaginer de nouvelles choses.
Travaillez-vous seul ou avez-vous un studio avec des assistants ?
TK : J’ai très longtemps travaillé seul. Mais depuis que je réalise beaucoup de pièces volumineuses, j’ai besoin d’être secondé. Je crée la forme, puis ce sont mes assistants qui la peignent. Je possède un four dans mon atelier, où je cuis moi-même mes pièces.
Les grandes pièces sont-elles cuites en un seul morceau ?
TK : La plus grande pièce que j’ai réalisée mesurait trois mètres de hauteur. Elle était composée d’un morceau de deux mètres, et d’un autre de un mètre. Je les ai cuits séparément, avant de les assembler
“Les céramistes sont très minutieux et pèsent leurs pigments pour obtenir leurs couleurs. Moi, au départ, je n’ai rien mesuré, et ça a donné un résultat très
flashy.”
Avez-vous des surprises après la cuisson, ou maîtrisez-vous toujours le résultat ?
TK : Je calcule le résultat avant de faire cuire la pièce, mais jamais à cent pour cent. Je laisse un peu jouer le hasard, qui produit toujours quelque chose d’intéressant.
Faites-vous vos émaux vous-même ?
TK : Oui. C’est important pour moi. Car quand je crée des émaux, je fais des découvertes qui me donnent de nouvelles idées. Pour les œuvres les plus simples, j’ai un émail de base, dans lequel je mélange des couleurs. Aujourd’hui, je sais quel émail employer. Une fois que j’ai ma recette, je demande à des entreprises de le créer pour moi.
Travaillez-vous sur de nouveaux projets ?
TK : Des carreaux de salle de bains à la baignoire, la céramique est très présente dans nos vies. J’aimerais travailler là-dessus, et peut-être me lancer dans un projet d’architecture, créer du mobilier pour la maison.
Quelle sera votre prochaine exposition ?
TK : En septembre, je vais faire une exposition à Tokyo.