Dans un café niché sur les hauteurs de Belleville, Denis Lavant se réchauffe avec un thé à la menthe, “le meilleur du quartier” selon lui. Sur les enceintes mal réglées de ce troquet du XXe arrondissement, le reggaeton tourne à plein régime, rendant toute conversation à peine intelligible. Le comédien ne se démonte pas : tant pis, il parlera plus fort. Denis Lavant en a l’habitude, à chaque fois qu’il joue au théâtre, sa voix doit porter jusqu’au fond de la salle. Cette année, il est seul sur la scène de l’Athénée pour son 56e rôle. Assis devant une table et simplement accompagné d’un magnétophone, le plus clownesque des acteurs français interprète un personnage de Beckett dans La Dernière Bande, mis en scène par Jacques Osinski.
À 58 ans, le comédien a tout joué, au cinéma comme au théâtre. Pour la virtuose Claire Denis, il a interprété un légionnaire autoritariste dans Beau Travail (2000), pour le déjanté Harmony Korine, il a joué un sosie de Charlie Chaplin dans Mister Lonely (2007) tandis que pour l’irrévérencieux Leos Carax, il a revêtu les costumes d’une dizaine de personnages dans un seul et même film. Objet cinématographique unique, œuvre acclamée pour son audace, hommage retentissant au septième art, Holy Motors (2012) lui promet un César du meilleur acteur masculin… mais Denis Lavant frôle simplement la récompense.
D’un sourire aussi franc que son regard noir, le comédien évoque pour Numéro quelques souvenirs de tournage, il fait un état des lieux du théâtre contemporain et revient sur sa carrière, aussi brillante que méconnue.
Numéro : Je me pose une question… Vous arrête-t-on dans les rues de Paris ?
Denis Lavant : Ah oui oui ! Je suis souvent reconnu par des aficionados du théâtre ou juste des gens qui vont au cinéma de temps en temps. Comme je joue dans des films assez variés – même dans certains qu’on pourrait qualifier de cinéma de divertissement, comme L’Empereur de Paris de Jean-François Richet – on m’arrête dans la rue. Ce genre de long-métrage m’a donné un crédit populaire. C’est drôle cette expression, on dirait une banque [rires] !
Vous êtes le genre de comédien dont lire le CV requiert plus d’une heure… Dans Beau Travail [2000], vous avez incarné un militaire, dans Les Amants du pont neuf [1991] un SDF, dans Mister Lonely [2007] un sosie de Charlie Chaplin et même Louis-Ferdinand Céline dans le film du même nom [2016]. Quel rôle de cinéma vous a donné le plus de plaisir ?
J’aime les personnages complexes, ceux qui ont une histoire, les méchants aussi. Celui que j’ai préféré c’est M. Merde dans Tokyo! [film à sketches de Leos Carax, Bon Joon-ho et Michel Gondry sorti en 2008] et Holy Motors [de Leos Carax, sorti en 2012]. C’est le personnage le plus pittoresque de Leos Carax, digne du registre du théâtre de rue. En fait, j’ai eu l’impression de nourrir le personnage depuis que je suis enfant : il est burlesque et contemporain, anarchique et destructeur et il tient des personnages de Chaplin ou de Buster Keaton.
Parlez-moi de La Dernière Bande ?
À l’origine, c’est une pièce de Samuel Beckett. Cette année, Jacques Osinski l’a mise en scène au festival d’Avignon. En off [la partie indépendante du festival], mais on s’en fout [rires]. C’est tellement ringard le in [la programmation officielle du festival, sous l’égide d’Olivier Py, son directeur] ! Dans La Dernière Bande, j’incarne un type qui s’appelle Crap – qui veut dire merde, d’ailleurs. C’est un vieux gars qui a une sorte de rituel pour son anniversaire : il écoute les enregistrements qu’il fait chaque année sur un magnétophone. On en voit plus des magnétophones, d’ailleurs ! Dans la pièce, Crap décide d’écouter une bande qu’il a enregistrée trente ans auparavant. Il fait des pauses, il rêve, il boit un coup…
“Je déteste le théâtre contemporain subventionné. C’est trop intello, hautain, complaisant et déshumanisé.”
Ce personnage de Beckett, Crap, qu’est-ce qui vous plait chez lui ?
C’est comme les personnages de Leos Carax : Crap a un peu de Beckett, mais pas tout à fait. J’aime beaucoup incarner les rôles de ceux qui ne sont pas dans le courant de la vie ni dans la préméditation des actes. Ils sont embarrassés d’eux-mêmes et marginaux, se promènent, rêvent, et ont une vie cérébrale très intense alors que leur vie sociale est inexistante.
Quel metteur en scène de théâtre vous fait rêver ?
J’aime bien Thomas Ostermeier [metteur en scène allemand, habitué du festival d’Avignon], on aurait dû travailler ensemble mais ça ne s’est pas concrétisé. En revanche, je déteste le théâtre contemporain subventionné. C’est trop intello, hautain, complaisant et déshumanisé. Les Stanislas Nordey, Olivier Py ou Pascal Rambert m’emmerdent. Mais je trouve le travail de Wajdi Mouawad très intéressant, il produit un théâtre vraiment organique. En fait, je ne vais pas beaucoup au théâtre.
Bande annonce de “Mister Lonely” (2007) de Harmony Korine.
“La première fois que j'ai vu Harmony Korine, il était dans une pièce remplie de monde et il s'amusait à mettre des fausses dents.”
Dans Mister Lonely d’Harmony Korine, vous interprétez un sosie de Charlie Chaplin. Comment avez-vous décroché le rôle ?
Un matin, Harmony Korine m’a téléphoné : “Je t’ai vu dans les films de Leos Carax et j’ai besoin de toi pour incarner Chaplin !” Sur le coup, j’étais flatté mais aussi un peu inquiet, je ne connaissais pas du tout son cinéma. Alors je me suis demandé pourquoi il voulait de moi pour le rôle. Tout simplement parce que j’aime le burlesque : j’ai commencé par faire du mime, des acrobaties, des trébuchements et de la virevolte dans la rue. Comme Chaplin.
Il a filmé Snoop Dogg, James Franco et Matthew McConaughey. Il a partagé la vie de Chloë Sevigny, qu’il a rencontrée sur le tournage de Kids de Larry Clark (1995), et on dit de lui qu’il est souvent occupé à ingérer des substances interdites… Comment travaille Harmony Korine ?
Il est très sympathique, à la fois généreux et souriant. Mais oui, il a l’air totalement allumé [rires] ! La première fois que je l’ai vu, je me suis demandé si j’allais faire le film [Mr Lonely]. Mais je ne pouvais pas rater cette occasion. Harmony était dans une pièce remplie de monde et il s’amusait à mettre des fausses dents. Il faisait des blagues sans arrêt mais il est très sérieux dans le travail, tout en laissant libre court à l’improvisation. Tous les jours on était habillés en sosies : celui du Pape, de la reine d’Angleterre, James Dean, Marilyn Monroe, Michael Jackson, Chaplin et même Shirley Temple. C’était marrant ce tournage, on était comme dans un asile de dingues. Le premier jour, j’étais en sosie de Chaplin et je m’ennuyais. Je me suis fait un thé quand Harmony a toqué à la fenêtre… Il voulait me filmer en train de faire la vaisselle ! [rires] Il veut toujours tout filmer. Les producteurs doivent s’arracher les cheveux.
Vous jouez plusieurs versions d’un même personnage, Alex, dans Boy Meets Girl [1984], Mauvais Sang [1986] et Les Amants du Pont-Neuf [1991] de Leos Carax. Qu’est ce que ces Alex ont en commun avec vous ?
Alex est un jeune homme fantasmé. Il relève de traits de caractère propres à son inventeur, Leos Carax. Il lui donne son propre prénom [Leos Carax s’appelle Alex Dupont], lui fait aimer Barbara, mais s’inspire aussi de mes goûts. Dès Mauvais Sang, Leos Carax écrit pour moi et se nourrit de mon jeu. Alex, c’est un personnage à la frontière entre Leos et moi.
“Kylie Minogue est épatante.”
Vous avez même inventé un langage tous les deux, le Merdogon. Vous pouvez nous en dire un mot ?
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Ce qui veut dire ?
“Non, non ! Je ne veux pas !” Je suis le seul à parler le Merdogon. Leos Carax l’a écrit, il a même fait un lexique. Et cette démarche m’a beaucoup plu : j’avais enfin un langage secret. Un rêve s’est réalisé. Donc j’ai écris des poèmes en Merdogon, qui ne sont pas édités.
Vous avez tourné avec Eva Mendés dans Holy Motors, le film de Leos Carax, en compétition au 65ème festival de Cannes…
Ce n’est pas mon meilleur souvenir. On n’a pas communiqué du tout. Sur le tournage j’ai préféré travailler avec… Comment elle s’appelle…
Kylie Minogue ?
Elle est épatante ! Kylie était là car elle aime le cinéma de Leos Carax et elle avait envie de jouer dans le film.
Avez-vous aimé travailler avec Juliette Binoche ?
J’ai travaillé avec Juliette Binoche sur Mauvais Sang, le deuxième film de Leos Carax en 1986. Elle a tout de suite emmené de la fraicheur et de la spontanéité sur le tournage et Leos et elle sont tombés amoureux. Cinq ans plus tard, on s’est retrouvés sur Les Amants du Pont-Neuf. J’incarne un SDF amoureux du personnage de Juliette. Le tournage a duré trois ans. Et pendant trois ans, j’ai vécu dans la peau d’un SDF. Je suis très content d’avoir fait ce film, il est très réussi.
La Dernière Bande, de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski, du 7 au 30 novembre à l'Athénée Théâtre Louis-Jouvet.