Voilà quarante ans que Marie Collin prend en charge la direction artistique du Festival d’Automne, grande manifestation culturelle parisienne de septembre à décembre. À sa création, en 1972, la manifestation était “toute petite” et “durait deux semaines”, se souvient Marie Collin. Cette année, elle permet au public de découvrir un chorégraphe aux cheveux bouclés et au regard espiègle : Merce Cunningham, esprit visionnaire et avant-gardiste, danseur et chorégraphe américain qui amorce la transition entre la danse moderne et la danse contemporaine dans les années 50. Et l’Europe ne soupçonne pas ce qui l’attend. Sous l'impulsion du festival d'Automne, s’en suivront des tournées mondiales, des spectacles futuristes, fantastiques et fascinants, décriés ou adulés, mais qui feront voyager toute une époque et tomber à la renverse ceux qui croyaient tout savoir de la danse.
1. L'avant-garde
Avant d’être reconnu comme un chorégraphe majeur dans l’histoire de la danse contemporaine, Cunningham est déjà un danseur hors pair. En studio ou sur scène, il virevolte, tourne sur lui-même et passe souvent de cour à jardin en un grand jeté élégant. Merce Cunningham est gracieux, il est longiligne et assez solide pour effectuer des portés somptueux malgré sa minceur. Fort d’un stage décroché dans sa ville natale, Centralia (dans l’État de Washington), le danseur rencontre Martha Graham – la grande dame de la “modern dance” du début du XXème siècle – et intègre sa classe à seulement 19 ans. À l’époque, rien ne prédestine Merce Cunningham à devenir danseur : il est né en 1919 dans un milieu où personne ne mène de carrière artistique. Son père et ses frères sont des hommes de loi et n’emmènent jamais le petit Merce au music-hall. Très vite pourtant, il tombe amoureux de la danse, des carrures, de l’élégance que dégagent les silhouettes. S’il veut danser, ce sera à New York. Il fait donc ses classes aux côtés de Martha Graham qui lui créée des rôles taillés sur mesure. Les années passent, et la rupture survient. Brutale, fracassante mais salvatrice. Cunningham quitte Graham en 1945 et se lance en solo. Il est très vite confronté à la précarité, l’insécurité et la pauvreté mais fait une rencontre qui changera à tout jamais sa vie et sa carrière…
“Quand le chorégraphe crée, il ne jure que par la logique implacable du hasard et des données affichées sur son chronomètre”
2. La collaboration avec John Cage
Chaque belle histoire débute par une rencontre : John Cage croise Merce Cunningham à la Cornish School de Seattle. S’en suit une complicité sans borne et un amour inconditionnel qui a fasciné le monde pendant 50 ans. Le compositeur de Quatre minutes trente-trois secondes de silence (1952) voit tout de suite le potentiel de Cunningham et, souligne Marie Collin, comprend dans quelle “aventure artistique, intellectuelle et personnelle” les deux hommes sont sur le point de s’engager. Le musicien s’est déjà forgé une réputation d’artiste pointu et embarque Cunningham vers une toute nouvelle aventure : celle de la reconnaissance. À New York, le public de Cage est radicalement différent de celui qui vient admirer les ballets de Martha Graham : ces gens sont profondément amoureux de musique contemporaine et d’arts plastiques. Très vite, ils voient dans les pièces de Merce Cunningham un tableau en mouvement, expressionniste. Le succès est rapide, fulgurant. À New York, on reconnaît désormais ce personnage charismatique au manteau à col très haut, cheveux fous, regard profond. Il respire la vivacité et l’intelligence.
3. La méthode du hasard
Celui qui, selon Marie Collin, a “inventé un vocabulaire qu’il est le seul à posséder et à transmettre aux danseurs” n’a jamais décliné. Tout au long de sa carrière, Cunningham a innové, persévéré, réfléchi et ébloui. À la fin de sa vie, terrassé par la mort de John Cage (en 1992), le chorégraphe enseigne en chaise roulante et tape les rythmes avec ses pieds. Très vite, ses danseurs décryptent le moindre de ses mouvements.
Voilà dix ans que le chorégraphe est mort, et au CNSM (Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris) on continue de se baser sur la méthode Cunningham. En quoi consiste-t-elle ? “Motion is not émotion” (le mouvement n’est pas l’émotion). D’après l’Américain, sur scène, la beauté du mouvement prévaut sur l’expression des sentiments. Et dans les années 50, c’est une révolution aux États-Unis. Comme l’explique Marie Collin, Merce Cunningham, en véritable “fou de travail” répète, crée, “fait s’échauffer ses danseurs pendant deux heures chaque jour” et développe sa “thèse Cunningham”. Cette dernière est fondée sur la compréhension des mécanismes du corps et le pousse dans ses derniers retranchements : en résulte un travail très physique et harassant. La danse de Merce Cunningham est esthétique, frontale et occupe tout l'espace. Quand le chorégraphe crée, il ne jure que par la logique implacable du hasard et des données affichées sur son chronomètre : il est le premier à dissocier la danse de la musique, les deux composantes essentielles d'une pièce, faisant travailler les danseurs et le compositeur chacun de leur côté. L'américain prépare des phrases puis utilise le Yi-King (le manuel chinois fondamental des arts divinatoires) qu’il découvre au début des années 50. Trois ans plus tard, la compagnie Merce Cunningham se produit pour la première fois sur scène en suivant la méthode (hasardeuse) du chorégraphe.
“Cette année, le festival d’Automne fête ainsi le centenaire de la naissance de Merce Cunningham”
Dans “Biped” (1980), Merce Cunningham projette des images réalisées à l'aide d'un ordinateur sur le fond de la scène.
4. La compagnie Cunningham
Pour Marie Collin, les danseurs de Cunningham sont reconnaissables entre mille : ils sont à la fois “costauds et athlétiques”, souples et graciles… à l'image de leur chorégraphe. Ils apprennent à bouger selon ses critères et ses exigences, dansent comme jamais ils n’ont dansé, tels des enfants qui réalisent leurs premiers pas. Formés aux danses codifiées (comme le classique), les membres de la troupe doivent désormais “danser moderne”, de façon organique et instinctive. Avec sa compagnie, Merce Cunningham multiplie les tournées pendant près de 50 ans. L’ascension est fulgurante. Le plasticien américain Robert Rauschenberg signe les décors : l’artiste néo-dadaïste et précurseur du pop art devient le scénographe attitré de la compagnie. En juin 1964, cette dernière est invitée à Vienne, mais la salle est trop petite pour y installer les décors. Merce Cunningham, tel un scientifique fou, invente le concept d’event qu’il décrit en ces mots : “des séquences arrangées pour une performance et un lieu particulier (…) qui permet moins une soirée de danse que l’expérience de la danse”. On danse n’importe où, à l’intérieur comme à l’extérieur, sur la place Saint-Marc à Venise ou sur le forum du Centre Pompidou à Paris.
Aujourd’hui, la compagnie Cunningham est réduite en cendres. Amoureux des couchers de soleil, le chorégraphe a longtemps fait répéter sa troupe au 11ème étage d’un studio à Greenwich Village, dans un espace gigantesque aux fenêtres immenses. Désormais, tout est terminé : il n'y a “presque plus de danseurs de la compagnie” regrette Marie Collin. Fini les répétitions qui dominent la Grosse Pomme, les échauffements sous le regard bienveillant de l’Américain et les tournées mondiales. Interviennent alors d’autres compagnies et ballets qui, “sous le contrôle d’anciens danseurs assistants” perpétuent l’héritage du chorégraphe : “le Ballet de Lorraine, celui de Lyon, de Boston et le Rambert de Londres”. Car le père de la modern dance a tout organisé, jusqu’à exiger la dissolution de sa compagnie deux ans après sa mort. Mais les festivals contribuent à “maintenir le style Cunningham” : Automne s’y adonne depuis maintenant dix ans.
5. 2019 signe le retour de Cunningham au Festival d'Automne
Cette année, le festival d’Automne fête ainsi le centenaire de la naissance de Merce Cunningham et brille par sa programmation exigeante oscillant entre performances, théâtre, danse, arts plastiques, cinéma et musique.
Le QG du Festival d'Automne domine les Tuileries. À l'intérieur, les miroirs sont gigantesques, le parquet craque et la hauteur de plafond est vertigineuse. Confortablement assise dans un fauteuil vert, au centre de son bureau rue de Rivoli, Marie Collin peut être fière de ce qu’elle a accompli. Depuis 1982, elle est la directrice artistique de ce festival d’envergure, qui s’étend sur quatre mois (dans Paris et sa banlieue). Cette blonde au carré impeccable et aux yeux bleu perçant déambule dans Paris depuis quarante ans : elle “se balade, écoute, entend parler de projets, les voit (ou non), rencontre les artistes et imagine de les programmer” au festival d’Automne. Sa spécialité – la création contemporaine – requiert une certaine exigence. Il s’agit de révéler les futurs grands noms et de “soutenir les artistes que le festival a toujours suivi et aimé” en leur consacrant des portraits. Celle qui a rencontré Michel Guy (le créateur du festival) à seulement 22 ans continue de perpétrer la tradition d’Automne : elle dialogue avec les scènes parisiennes – de l’Odéon au Théâtre de la Ville en passant par le 104 et les Amandiers – dans lesquelles elle programme des pièces et des portraits. Forte de sa complicité avec les directeurs de théâtres, Marie Collin multiplie ses actions d’année en année : spectacles de rue (Slow Walkd’Anne Teresa De Keersmaeker en 2018), hommages et programmation d’artistes plasticien.nes, “souvent des femmes, qui font un travail extraordinaire et ne sont pas toujours soutenues”.
En 2008, Automne signe avec Merce Cunningham “un accord amical” dans lequel le festival “s’engage à inviter le chorégraphe pendant trois ans”. Malheureusement, souffle Marie Collin, Cunningham meurt avant. Les legs artistiques, eux, ne meurent pas et font revenir à Paris le virtuose de la danse à travers un portrait-hommage, dont plusieurs pièces correspondent à “des périodes différentes dans son œuvre”. Un voyage au cœur de soixante ans de création programmé tantôt au CND, tantôt au Théâtre du Châtelet ou au 104. On s’impatiente déjà à l'idée d’admirer Summer Space, une pièce de Cunningham “presque jamais vue”, reprise par le ballet de l’Opéra de Lyon et dont les costumes ont été imaginés par Rei Kawakubo (fondatrice de Comme des Garçons). Automne à Paris est définitivement un festival sur lequel plane encore l'ombre de l'Einstein de la danse.
Festival d’Automne à Paris, du 10 septembre au 31 décembre.