NUMÉRO : Vous avez trois quarts d’heure de retard et j’en suis déjà à mon troisième ballon de rouge. Donc si je vous pose une question conne, il ne faudra pas vous étonner.
LAETITIA CASTA : On a toujours le choix d’être con ou pas.
Étiez-vous chenille avant de devenir papillon, ou avez-vous toujours été de toute beauté ?
[Rires.] Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je n’étais ni belle ni moche. J’étais quelque part au milieu, à un endroit où l’on ne sait pas trop quoi se dire, donc un peu perdue… et très seule.
Les garçons ne vous couraient-ils pas tous après dans la cour de récré ?
Non, j’aurais bien aimé ! J’ai arrêté l’école très tôt, à l’âge de 15 ans, et puis je ne sais pas trop ce qui s’est passé : d’un coup, les choses sont allées très vite. Je n’ai pas eu une vie d’adolescente normale.
Qu’en est-il de ces histoires de beauté intérieure et extérieure ? Pensez-vous qu’il soit possible d’être resplendissant à l’extérieur et pourri jusqu’à l’os à l’intérieur ? Et vice versa ?
La gentillesse et la bonté ne sont pas des choses avec lesquelles vous naissez : elles résultent d’un choix. Et s’il peut parfois m’arriver d’être conne – comme tout le monde – je pense néanmoins être quelqu’un de foncièrement mignon et tendre.
Quel décalage y a-t-il entre la perception qu’ont les gens de vous – en tant qu’icône de beauté – et celle que vous avez de vous-même lorsque vous vous regardez dans la glace le matin ?
Pour être parfaitement honnête, la seule perception que j’ai de moi-même, c’est celle que j’ai à travers le regard de l’autre. La seule façon pour moi de me trouver belle, c’est quand la personne qui est en face de moi me dit que
je le suis.
Pourquoi ai-je toujours pensé que vous étiez corse, alors qu’aux dernières nouvelles, vous êtes née à Pont-Audemer, en Normandie ?
Je suis normande, mais vu que je passais le plus clair de mes vacances en Corse, tous mes souvenirs d’enfance sont là-bas. Et puis ma mère, qui a beau être normande, est beaucoup plus corse qu’une Corse.
Vous n’aviez que 15 ans lorsque vous avez été “découverte” sur la plage par un sombre inconnu… Vos parents n’ont-ils pas appelé
la police des mœurs ?
C’est un photographe qui m’a repérée sur la plage de la marine de Sant’Ambroggio en Corse, et il a abordé mes parents avec une amie à
lui, qui travaillait dans une agence de mannequins. Bref, tout cela a été fait en bonne et due forme. À l’époque, le mannequinat n’était pas un métier reconnu comme aujourd’hui, ça ne faisait rêver personne. Je me rappelle avoir aperçu une photo de Claudia Schiffer dans Télé 7 Jours ou Paris-Match et m’être dit : “Ah, ça a l’air sympa !” mais cela ne m’émoustillait pas plus que ça. C’était surtout le parfait prétexte pour prendre le large. J’avais besoin d’élargir mes horizons, de voir autre chose. Du coup, j’ai dit à mes parents : “Ne vous inquiétez pas, c’est juste pour rire !” Et ils m’ont répondu : “De toute façon, tu n’as aucune chance !”
Comment fait-on pour devenir modèle pour le buste de Marianne, symbole de la République française ?
Eh bien, on ne fait rien ! On se pose là, et c’est le sculpteur qui fait tout. Moi, je n’ai rien fait !
Comment avez-vous fait pour dégommer les autres prétendantes au buste, à savoir Patricia Kaas, Daniela Lumbroso, Estelle Hallyday et Nathalie Simon ?
Combien de fois faut-il que je vous dise que je n’ai rien fait ! Je ne suis responsable de rien !
Est-on tenu de respecter certaines règles de bienséance lorsqu’on est élue Marianne ? Ne pas jurer comme un charretier sur les plateaux télé, par exemple, faire les choux gras de la presse à scandale ou insulter la caissière au Daily Monop’ ?
On n’arrête pas de vivre ! Dois-je vous rappeler que Marianne ne se gênait pas pour se balader le sein à l’air ! C’était une écorchée vive qui a mené son peuple à la liberté… ce qui n’est pas le profil de quelqu’un qui se tient bien.
Qu’est-il advenu de tous les bustes de Laetitia Casta lorsque Sophie Marceau vous a détrônée en 2012 ?
Je n’en sais rien, mais je crois que les maires ont le droit de choisir quel buste – même ancien – ils souhaitent exposer dans leur mairie. Ce qui veut dire que ce n’est pas parce que vous êtes remplacée que vous passez systématiquement à la trappe.
Quand et comment avez-vous rencontré Yves Saint Laurent ?
Il était dans cette pièce très connue avec de la moquette partout…
… De la maison de couture, avenue George-V ?
Tout à fait. Il était entouré de Loulou de la Falaise, de Pierre Bergé et de toute son équipe. J’étais très timide, et ils ont tout de suite cherché à me faire enfiler une blouse…
… Comme à l’asile !
Non, il s’agissait d’une blouse blanche qu’ils demandaient aux mannequins de porter avec un chignon et du maquillage pour les essayages. Je leur ai tout de suite dit : “Non,
je ne veux pas !” Je ne voulais pas parce que je crois que j’ai un problème avec l’enfermement. Je devais avoir 19 ans. Du coup, ils m’ont mis un pull à col roulé noir et une jupe noire, en laissant mes cheveux détachés, et lorsque je suis arrivée face à lui, tête baissée, lui regardait le sol. C’était un grand timide lui aussi. Il a fini par lever la tête, m’a fixée du regard et m’a dit que j’étais belle. Pour en revenir à ce que je vous racontais au début de l’entretien, c’était la première fois que quelqu’un me le disait. Pour la toute première fois, j’avais l’impression qu’on me regardait vraiment. Et c’était lui. C’était comme si on s’était reconnus, retrouvés. J’avais envie de lui répondre : “Vous aussi !” mais je n’ai pas osé. J’étais troublée, j’ai rougi comme une tomate et mon cœur s’est mis à battre la chamade… C’était le coup de foudre.
Il a fallu que vous attendiez dix-neuf ans pour qu’on vous dise que vous étiez belle ? Vous avez vraiment dû avoir une enfance pourrie.
Cette façon que vous avez de faire des raccourcis à une vitesse incroyable… Avec vous, pas besoin de GPS. Non, je n’ai pas eu une enfance “pourrie”, comme vous dites, j’ai eu une enfance mélancolique. Et cette mélancolie me sert dans mon travail. Et puis, pour être tout à fait honnête, vous n’avez pas l’air d’avoir eu une enfance géniale, vous non plus.
C’était plutôt ambiance franche rigolade ou silence pesant lors des essayages avec le maître ?
Il avait ses moments noirs, il ne faut pas se leurrer, mais j’ai toujours eu beaucoup de chance quand je débarquais. Tout avait l’air si simple avec lui. Il me demandait : “Qu’est-ce que tu as envie de porter ?” Et comme j’étais jeune, je répondais n’importe quoi : “Je n’en sais rien. Des fleurs !” Du coup, il m’a fait un truc de fou, une robe de mariée entièrement confectionnée avec des fleurs Lemarié, qui n’était pas tant une robe qu’une sculpture. À d’autres occasions, il me faisait carrément des synopsis, dessinant devant moi ce que je devais jouer comme rôle sur le podium. Il y avait quelque chose d’extrêmement poétique et de profond chez lui. C’était un visionnaire. C’est d’ailleurs lui qui m’a prédit que plus tard je serais actrice. C’est le premier qui m’a vraiment regardée. Alors quand vous me dites : “C’est triste, vous avez eu une enfance malheureuse…”
Vous avez défilé pour Victoria’s Secret de 1998 à 2000. C’était flippant de défiler en string léopard devant une audience de dix millions de téléspectateurs ?
Ça relève de la performance. Mon rapport au corps n’est sans doute pas le même que le vôtre. Je travaille mon corps comme un danseur peut travailler le sien : chez moi, rien n’est sale, mon enveloppe charnelle est un instrument, une matière première qu’il faut dépasser pour en faire autre chose, sans la rendre vulgaire pour autant. Je n’ai pas de problème avec la nudité : on arrive au monde nu, et tout le reste n’est que jugement moral.
Facile à dire quand on est foutue comme une déesse. Moi, en vieux slibard, ça ne fait pas le même effet.
Ça dépend pour qui. On en revient à ces histoires de subjectivité du regard… Tout est toujours relatif.
Chez Victoria’s Secret, était-ce invariablement le crêpage de chignon en backstage pour savoir qui allait porter le soutif à trois millions ?
J’aime les femmes, et je suis solidaire avec elles. Je n’ai jamais eu cet esprit de compétition, et je n’ai jamais envié ou jalousé une autre fille. Les femmes ont quelque chose de mystérieux, une sorte de grâce indéfinissable. J’ai toujours aimé les regarder.
J’étais un poil perturbé en regardant vos spots publicitaires pour L’Oréal. À chaque fois, vous dites : “Parce que vous le valez bien”, alors que j’étais convaincu que le slogan était : “Parce que je le vaux bien…”
Ce slogan m’a toujours gênée, et je me suis toujours démerdée pour qu’il soit un petit peu plus large, plus inclusif et plus généreux. C’est mon côté gentil. Du coup, je m’arrangeais toujours pour bricoler la phrase en utilisant la deuxième personne du pluriel.
Était-ce bien votre voix qu’on entendait en voice-over des films L’Oréal ?
Vous allez rire, mais au début, non, sans doute parce qu’ils recherchaient une voix un peu plus mûre. Mais au fil de mes contrats, et ce jusqu’à la fin de notre collaboration, j’ai demandé à ce que ce soit moi qu’on entende. C’est très intéressant d’ailleurs : on cherche à vous définir comme une femme-objet, mais c’est à vous de vous battre pour transcender cet état et devenir autre chose. C’était le cas pour moi. C’est un peu comme cet acteur super connu, comment s’appelle-t-il déjà…
George Clooney ?
Non, attendez, vous m’embrouillez, là. Laissez-moi me concentrer… [Marcello] Mastroianni, voilà. Au début, dans les films de Fellini, on lui demandait de compter jusqu’à dix et on lui collait la voix de quelqu’un d’autre au montage. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’il est devenu connu et qu’il a réussi à créer l’homme qu’il était, qu’on a utilisé sa vraie voix dans les films.
Qu’avez-vous éprouvé en jouant les châtelaines lesbiennes avec Rihanna dans son clip de 2010, Te Amo ?
Ce qui est complètement dingue, c’est que je n’ai rien avoir avec tout ça. Le R’n’B, ce n’est pas mon truc, et je me demande pourquoi on est venu me chercher. Je me souviens que le producteur me disait : “Face à Rihanna, il faut être hyper sauvage, une dévoreuse, une mante religieuse.” Au final, ce jeu de séduction avec une autre femme m’a beaucoup amusée…
Résultat des courses : vous vous êtes encore retrouvée à chevaucher une banquette en porte-jarretelles et talons aiguilles… Et moi qui pensais que vous étiez timide.
Les grandes timides sont toujours les premières à grimper sur la table dans une fête.