NUMÉRO : Vous maniez parfaitement le français. Où l’avez-vous appris ?
MELODY GARDOT : Au lit !
Avec un homme ?
Plusieurs, chéri ! L’amour est la meilleure manière d’apprendre. On me demande souvent combien de langues je parle. Je réponds toujours la même chose : une seule. Laquelle ? L’amour.
C’est une langue que vous pratiquez beaucoup ?
L’amour est une folie. L’amour est une danse. Pour ma par t, je suis les règles du tango. Après avoir dansé trois fois avec mon par tenaire, j’en change. Ça ne veut pas dire que je le quitte. Je fais juste de nouvelles expériences. J’apprends avec d’autres. Puis je lui reviens… en étant une bien meilleure danseuse.
Vous avez l’air assez libérée sur le sujet…
De nos jours, on regarde l’amour d’un point de vue clinique. On le considère comme une maladie. On lui cherche des explications physiques, chimiques ou psychologiques. On a beaucoup trop rationalisé l’amour ! On a beaucoup trop peur d’avoir des sentiments ! Peut-être moins chez vous, les Français. Vous avez accepté l’idée sadienne que l’amour est finalement un désir un peu dégueulasse. Avoir une maîtresse ne choque personne ici. Regardez comme tous vos peintres – Chagall, Toulouse-Lautrec ou Modigliani – s’échangeaient les muses.
L’amour, c’est un peu sale ?
Pas sale, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, mais humain, tout simplement. L’amour est surtout une arme toujours prête à faire feu. Vous finissez immanquablement par être blessé. On survit, bien sûr, mais les cicatrices demeurent. C’est douloureux. On perd son innocence. On apprend à aimer comme un adulte.
Alors là, vous devez éclairer ma lanterne. Ça veut dire quoi “aimer comme un adulte” ?
C’est quand votre tête parle plus fort que votre coeur [rires].
“L’amour est la meilleure manière d’apprendre. On me demande souvent combien de langues je parle. Je réponds toujours la même chose : une seule. Laquelle ? L’amour.”
Composer, c’est panser ses plaies ou mettre le doigt là où ça fait mal ?
C’est changer le monde. Et ce n’est pas une expression toute faite. La musique m’a sauvé la vie. Après un grave accident en 2003, les médecins m’ont annoncé que je ne marcherais plus. Jamais. Ma vie était finie. Chaise roulante et basta ! Moi, je n’y ai jamais cru. D’abord, je suis une artiste. Si je n’avais plus mes jambes, j’avais encore mes mains. Et puis, sur tout, j’avais la musique. Alors que toutes les médecines traditionnelles avaient échoué, la musicothérapie m’a aidée à réapprendre. J’ai réappris à parler, d’abord par syllabes, comme un bébé. Puis j’ai réappris à marcher.
À l’hôpital, pour vous soigner, on vous faisait écouter Wagner pour vous réveiller et James Blunt pour vous endormir ?
[Rires.] La musicothérapie, ce n’est pas écouter Eminem quand vous êtes énervé et Mahler quand vous êtes triste. C’est une méthode qui joue sur les fréquences sonores et leur action sur le cerveau, le corps et la mémoire. Laissez-moi vous raconter une histoire. Vous allez comprendre. Avec ma mère, nous sommes restées sept ans auprès de deux soeurs, deux vieilles dames. Toute leur vie, elles ont refusé les propositions de mariage pour ne pas laisser l’autre seule. Ce n’est pas beau ça ? Malheureusement, la suite de leur histoire est vraiment triste. J’espère que vous ne comptiez pas commander à déjeuner…
J’ai l’estomac solide. Allez-y.
Ces deux soeurs ont tout par tagé. Elles étaient les meilleures amies du monde. Et puis l’une d’entre elles a été atteinte d’Alzheimer. Tous les matins, l’autre venait la réveiller, lui expliquer qu’elle était malade, lui rappeler qui elle était : sa soeur et sa meilleure amie. Et cette tragédie se rejouait jour après jour. C’est une vie, ça ? Je ne crois pas ! C’est de la merde. Et puis un jour on lui a passé un vieux vinyle de son enfance. Un morceau de Buddy Rich [célèbre jazzman originaire de Brooklyn]. La soeur malade s’est mise à fredonner le refrain et à chanter les paroles ! Voilà ce que peut faire la musique.
A-t-on a une explication scientifique ?
Cer taines études ont démontré que la musique demeure dans un coin du cerveau qui ne se détériore pas. C’est peut-être ce qu’il y a de plus proche de l’âme. En tout cas, j’ai décidé de consacrer ma vie au développement de programmes de musicothérapie. D’abord pour les adultes, et, très vite, je l’espère, pour les enfants.
Grâce à la musicothérapie, vous commencez à composer et à écrire durant votre convalescence pour sor tir un maxi en 2005. Comment se sont passées les premières années ?
Mon premier concert n’a pas duré plus de quinze minutes. Ma mémoire était totalement défaillante. Mais si j’oubliais la musique, qu’à cela ne tienne, j’improvisais. Si j’oubliais les paroles, je faisais du scat [ jazz vocal où les paroles sont remplacées par des onomatopées]. Finalement, le jazz c’était par fait pour moi. Je me réinventais chaque jour. Je n’avais pas vraiment le choix, je ne me souvenais jamais de la veille ! Si j’écris, à l’origine, c’est pour me souvenir… et partager !
“Si j’écris, à l’origine, c’est pour me souvenir… et partager !”
Comment avez-vous appris la musique ?
Au départ, dans ma chambre d’hôpital, j’étais seule. Il faisait tellement froid à Philadelphie, que je me réfugiais près du chauffage pour écrire et jouer. C’est là que j’ai appris à observer le monde. Une simple fenêtre me parlait. Mais, en vérité, on n’est jamais seul. Il y a toujours quelqu’un pour vous inspirer, un professeur, un mentor. Créer est une activité de groupe. Les impressionnistes formaient un groupe. Les dadaïstes formaient un groupe. En tant qu’artiste, on a besoin d’échanger et d’apprendre des autres. C’est tout particulièrement vrai dans le jazz. À Harlem, c’était une famille, avec ses rivalités et ses histoires, certes, mais une famille quand même. À Philadelphie, d’où je viens, c’était la même chose. Nous nous retrouvions dans un club mythique. Toutes les légendes locales du jazz y sont passées. Et une fois par semaine, le lieu ouvrait sa scène aux amateurs. Tout le monde était invité à jouer. C’était une opportunité exceptionnelle.
Vous en étiez ?
Bien sûr ! On apprend en pratiquant, et si possible avec d’autres musiciens. Je ne connais aucune autre méthode. Si je regarde le monde comme une bibliothèque dont je veux découvrir tous les livres, je ne crois pas que la comparaison s’arrête là. On ne peut pas apprendre quoi que ce soit à l’abri derrière un livre. Les pages, je veux les remplir moi-même, à partir de mes expériences. J’avais déjà fait trois fois le tour du monde avant mes 30 ans. J’y ai gagné quelques rides, mais ça en valait la peine.
Votre musique s’en est trouvée enrichie d’influences nouvelles et de références à la bossa-nova ou au tango…
Il y a pratiquement dix ans, j’ai quitté les États-Unis pour la première fois. Et depuis, je suis incapable de rester en place plus d’une semaine. La dernière fois que je suis rentrée dans ma famille, ma mère m’a fait remarquer que mon anglais n’était plus aussi bon. On change, que voulez-vous ! Ma musique change aussi. Pourtant, on pourra toujours y déceler mes origines. La musique est une langue avec laquelle on ne peut pas tricher. Votre accent vous trahit toujours. Et ma musique aura toujours l’accent de Philly.
L’accent de Philly ?
À l’oreille, on reconnaît immédiatement un musicien de Philadelphie. Chaque ville a son rythme. C’est comme une démarche. [Elle se lève.] La New-Yorkaise marche droit, avec assurance. [Elle marche comme sur un podium.] Bon, là, avec mes talons, c’est un peu difficile. [Rires.] À Philadelphie, le mouvement est ample. On prend son temps. La démarche est chaloupée. On bouge les épaules de manière asymétrique. Les mecs ont le swag.
“La musique c’est du talent et de la passion. Ce que j’aime, c’est des types comme Ibrahim Maalouf ou Keith Jarrett. Ils croisent un musicien et aussitôt, ils l’invitent en studio. Ils expérimentent. Ils enregistrent. Un peu comme un Jackson Pollock qui n’avait pas peur de jeter la peinture sur la toile.”
Et cela en fait des meilleurs musiciens ?
Chaque musicien a son style, son accent, ses racines. L’important est de rester flexible pour s’adapter au jeu de chacun. Les musiciens que je respecte sont des créateurs et des explorateurs. Ils s’adaptent. Ils innovent. Ils travaillent. Un artiste ne peut pas passer son temps au restaurant et dans les soirées avec ses amis.
La musique, c’est de la sueur et des larmes ?
C’est du talent et de la passion. Ce que j’aime, c’est des types comme Ibrahim Maalouf ou Keith Jarrett. Ils croisent un musicien et aussitôt, ils l’invitent en studio. Ils expérimentent. Ils enregistrent. Un peu comme un Jackson Pollock qui n’avait pas peur de jeter la peinture sur la toile. Comme ça, splash ! C’est surprenant, c’est joyeux, c’est immédiat ! Mon seul problème, c’est que j’écris moi-même mes morceaux. Et, de ce côté-là, je suis un petit escargot.
Comment sait-on qu’un morceau est un bon morceau, ou qu’une prestation est réussie ?
J’ai assisté récemment à un concert à Paris. On sentait que le mec était juste là pour prendre son cachet. J’ai quitté la salle avant la fin. Je n’aime pas perdre mon temps et j’avais terriblement faim. En sortant du restaurant, j’ai rencontré un couple qui sortait du concert. Par curiosité, je les ai questionnés. “Vous avez aimé ?” “Oui, ça va.” “Non mais vous eu des frissons ?” “Euh, non, pas vraiment.” “Mais vous avez ri ? Vous avez pleuré ?” “Non…” “Et vous allez faire quoi maintenant ?” “On va rentrer manger une pizza.” Ça m’a rendue folle. La musique du concert manquait tellement d’âme qu’elle leur inspirait une pizza ! Mais quand on sort d’un concert, on doit avoir envie de faire l’amour ! On doit avoir envie de célébrer l’amitié, de célébrer la vie ! Et les musiciens doivent transpirer pour ça !
Live in Europe de Melody Gardot (Universal), disponible en avril.