Photo: baumann fotografie frankfurt a.m. Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery New York, Paris, London © Adrián Villar Rojas and Galerie Marian Goodman Paris
Il y a quelque chose du prophète chez Adrián Villar Rojas. Du prophète païen ancré dans le présent, annonciateur sceptique des devenirs de notre espèce et de notre environnement. Lorsqu’en 2011, le jeune artiste argentin remplissait d’immenses totems hybrides en argile et ciment le pavillon de l’Arsenal à la Biennale de Venise, il matérialisait déjà les vestiges d’une époque figée dans la pierre où l’on reconnaissait quelques fragments d’architectures et archétypes contemporains. Quatre ans plus tard, c’est sur la jetée d’une île proche d’Istanbul que le plasticien invitait cette fois-ci une dizaine d’animaux blancs sculptés dans le ciment, postés à la surface de l’eau sur des socles individuels. Agrémenté de sédiments et objets divers, ce bestiaire immobile composait une nouvelle arche de Noé menaçante façonnée par les dérives de l’anthropocène et lentement grignotée par l’eau salée – une manière concrète et frontale de rappeler à l’humain son pouvoir de destruction, mais aussi la force invincible d’une nature résiliente.
Né il y a quarante ans à Rosario, en Argentine, Adrián Villar Rojas est très tôt habité par la volonté de matérialiser les traces du vivant sur notre planète tout en interrogeant les rapports de domination qui sous tendent la politique, la culture et l’économie. Cela transitera par ses sculptures monumentales, certes, mais également la vidéo, le dessin ou l’architecture. Quels que soient ses médiums préférés, son œuvre se fait alors le réceptacle d’une tension constante entre l’ostensible et l’invisible, entre l’éphémère et le pérenne, entre le littéral et le cryptique. D’une forêt dans la ville d’Ushuaïa au toit du Metropolitan Museum au cœur de Manhattan, sa brillante carrière lui fait faire le tour du monde, enrichissant peu à peu sa pratique d'une puissance toujours plus universelle. Mais actuellement, c’est au tour de l’espace parisien de la Marian Goodman Gallery d'accueillir Adrián Villar Rojas pour la première fois.
Et si cette exposition résonne autant avec la brûlante et inquiétante actualité de notre monde, c'est parce que l'artiste l'a imaginée il ya seulement quelques mois, en plein confinement. Dans l'antre sombre de la galerie, Adrián Villar Rojas déploie un nouveau vocabulaire post-humain incarné par des symboles indéchiffrables. Telles des ombres chinoises, des formes hiéroglyphiques se découpent dans le noir des rideaux tendus sur les fenêtres et la verrières, s’inscrivent en grand sur les murs de la cage d’escalier, ou encore se lisent en noir sur blanc sur les écrans glitchés de téléviseurs fissurés. Un nouvel alphabet émerge, mais seul le plasticien détient la clé de son mystère. Celles d’heures passées cloîtré chez soi à écouter, regarder et lire le monde à distance, à constater l’effroi causé par la crise sanitaire, l’omniprésence constante des images et leurs conséquences sur nos modes de représentation. Puis à inventer un langage silencieux où les figures laissent finalement place aux signes dans leur apparence la plus abstraite et absconse.
Au sous-sol de la galerie, on découvre des murs tapissés d’éphéméras, enveloppes de la galerie devenues les supports d’ouvrages d’histoire de l’art moderne photocopiés en noir et blanc. Par bribes, on y reconnaît des peintures de Jackson Pollock, Mark Rothko ou Robert Motherwell reprises par l'artiste des polycopiés incolores qui lui servaient de cours d'histoire de l'art, devenus ici les stigmates timides d’une mémoire imprimée en demi-teinte. Avec toute la finesse et la discrétion qui le caractérisent, Adrián Villar Rojas propose ici une série d’hypothèses plastiques teintées d’archaïsme, esquissant ensemble une véritable sémiotique du futur. Sémiotique qui, comme le titre on ne peut plus explicite de l’exposition l’indique, sonne solennellement la “fin de l’imagination”.
Adrián Villar Rojas, “La fin de l'imagination”, jusqu'au 31 octobre à la galerie Marian Goodman, Paris 3e.