Depuis son carton plein à Cannes, où elle a remporté la Caméra d'or en 2016 pour Divines, un récit sombre d'émancipation féminine porté par sa soeur, l'actrice Oulaya Amamra, Houda Benyamina s'est fait la voix d'un nouveau cinéma français: il est métissé, il lutte pour l'égalité des sexes et passe sans ciller du grand au petit écran. Aux côtés de Damien Chazelle, la cinéaste à l'origine de l'association Mille Visages – créée en 2006 et œuvrant pour l'accès à la culture des jeunes de banlieues et de zones rurales – a réalisé les épisodes 3 et 4 de la série The Eddy, une chronique intime – en huit épisodes – d'un club de jazz à la dérive. Tournée à Belleville, à Montreuil, ou dans le 12ème arrondissement, la série met en scène – selon la volonté du réalisateur de La La Land – une Ville Lumière à l’inverse de celle filmée par Woody Allen dans Midnight in Paris, un Paris où Houda Benyamina a grandi, entre les ruelles où ne l'ont ne vit que la nuit et les immenses tours de banlieue. Avant la sortie de la série, Numéro a rencontré une cinéaste engagée et de plus en plus proche de Netflix, une plateforme qui, selon elle, est très sensibles aux questions de diversité et de représentation des femmes au petit écran.
Numéro: J’ai revu votre film Divines et j’ai été frappée par un dénominateur commun entre ce dernier et la série The Eddy: des personnages aux quotidiens mornes sont illuminés par l’art. La danse dans votre premier long-métrage et la musique, dans la série que vous avez co-réalisé avec Damien Chazelle…
Houda Benyamina: Je pense que l’art touche à la spiritualité et dans la série The Eddy, la musique est la façon de donner un sens à sa vie, de la sublimer, de se dépasser et d’atteindre un certain absolu. Ce sont des thématiques très chères à Damien Chazelle et j’ai été séduite par ce rapport à l’art. La dimension spirituelle dans The Eddy n’est pas du tout incarnée comme dans Divines, mais au fond la thématique est la même : s'élever par le biais de l'art et accéder à une forme d'immortalité.
“On n'a jamais vu un rite musulman au petit écran”
Les épisodes 3 et 4, que vous avez réalisés, sont les plus forts: dans le premier, vous mettez en scène un enterrement, tandis que dans l’autre, centré sur un personnage héroïnomane, vous filmez un mariage. Vous avez choisi de réaliser ceux-là en particulier?
Quand j’ai été contactée par Jimmy Desmarais [d’abord producteur de la série embauché plus tard chez Netflix], j’ai pu suivre tout le processus d’écriture avec Jack Thorne. On m’a demandé de faire des retours et donner ma vision sur les séquences en rapport aux rites religieux et au tournage dans des quartiers populaires – que je connais bien. J’avais très envie de travailler avec Leïla Bekhti, qui est une actrice extraordinaire. J’ai adoré la rencontrer sur un plateau. Dans l’épisode 3 – dont certaines séquences sont improvisées – on traite la mort d’une façon inédite dans les séries françaises : on n’a jamais vu un rite musulman au petit écran.
Cet épisode est bouleversant et il nous permet en effet de réaliser ce à quoi ressemble un rite musulman, peu filmé au petit écran, alors que les enterrements chrétiens le sont beaucoup plus. Je crois savoir qu’au Maroc par exemple, les femmes ne peuvent pas aller enterrer leurs maris…
Il y a une différence entre les textes religieux et les traditions. Dans les textes, il n’est absolument pas interdit pour une femme de venir pleurer son mort. Je pense qu’il faut faire résonner les traditions avec l’époque dans laquelle on vit, avec nos besoins intimes. Oui, il y a des femmes qui ne veulent pas aller enterrer leurs maris. Moi, si un jour… Que dieu m’en préserve… Je pense qu’il serait important pour moi d’y aller ou d’avoir le choix de le faire.
“J’ai eu une liberté totale de création et si ça n’avait pas été le cas, j’aurais quitté le plateau”
Leïla Bekhti illumine l’épisode de l’enterrement. D’une manière générale, ce sont les femmes qui portent cette série: on est hypnotisés par le jeu d’Amandla Stenberg et celui de Joanna Kulig. La série a été écrite par des hommes, mais pourtant la mise en scène sublime les rôles féminins…
C’est marrant que vous vous ayez remarqué ça… La série a été écrite pour suivre la trajectoire d’Elliot [André Holland], qui est recherche de repères familiaux. En fait, The Eddy traite de la famille: celle qu’on se créée, celle à laquelle on aspire, la famille spirituelle et les liens du sang. En effet les femmes sont très puissantes dans cette série: Joanna Kulig est exceptionnelle, Leïla Bekhti est arrivée à un niveau de transcendance inédit dans son jeu, Amandla Stenberg est quelqu’un de très perfectionniste et elle est engagée dans la cause féministe… L’aura de ses trois femmes porte la série.
Vous êtes engagée pour la parité dans le cinéma: vous êtes membre du collectif 50/50 – qui promeut l’égalité des sexes dans le cinéma, vous avez enflammé Cannes en 2016 avec votre expression “t’as du clito!”… Saviez-vous que les productions originales Netflix sont majoritairement créées par des hommes? Sur un échantillon de 100 séries, seulement 21% de femmes sont créditées en tant que créatrices d’un show…
Je n’ai jamais constaté cela. Pour ma part, quand j’ai travaillé sur The Eddy, Damien Chazelle et la production voulaient que la réalisation soit paritaire: deux femmes et deux hommes. Pendant le tournage, j’ai beaucoup milité pour que les personnages soient diversifiés: il y avait des personnages plutôt écrits pour des femmes blanches, je les ai transformés, le rôle de la flic était un rôle écrit pour une blanche mais je voulais qu’elle soit antillaise… Quand je voulais changer des choses, ça a été très entendu et j’ai eu une liberté totale de création. Si ça n’avait pas été le cas, j’aurais quitté le plateau. Évidemment Damien Chazelle voulait aller vers une mise en scène très Nouvelle Vague, donc il y avait un parti pris fort. Mais je n’ai pas été brimée. Je sais que pour les productions France Télévisons par exemple, on impose aux réalisateurs un nombre de plans à tourner… Pas ici. Et Netflix est très sensible aux questions de diversité et de représentation des femmes. Il y a une vraie volonté de changement chez eux.
The Eddy (2020), une série créée par Damien Chazelle, Alan Poul, Glen Ballard et Jack Thorne.
Réalisée par Damien Chazelle, Houda Benyamina, Laïla Marrakchi et Alan Poul.
Avec Leïla Bekhti, André Holland, Joanna Kulig, Tahar Rahim, Amandla Stenberg…
Disponible le 8 mai sur Netflix.