Nom : American. Prénom : Artist. C’est du moins ainsi qu’il s’appelle depuis que, en 2013, il a entrepris les démarches légales pour changer de nom. L’art, qui a développé une passion immodérée pour le storytelling comme toutes les industries du luxe, est servi. “En tant qu’Afro-Américain, il s’agit d’une affirmation de ce à quoi ressemble un artiste américain. En tant qu’utilisateur et avatar sur Internet, il s’agit d’un nom anonyme, incapable d’être googlisé ou identifié par un ordinateur comme étant celui d’une véritable personne.” Dans les faits, l’expérience n’est pas si concluante : lorsque je googlise “american artist”, l’image qui apparaît est celle de Basquiat. “J’ai trouvé son site en trois ou quatre secondes”, m’explique le critique d’art new-yorkais Bob Nickas, que je sollicitais au sujet d’American Artist. Si vous déduisez le temps que j’ai pris à taper sur mon clavier, et le temps que la page a mis pour se charger, ça m’a pris une seconde.” Mais l’art n’a pas de comptes à rendre à la vérité, et l’on comprend assez bien l’intention d’une sorte de résistance : American Artist le sait sans aucun doute et prend l’art au piège de son appétit pour le storytelling. L’important n’est pas tant que l’histoire soit intégralement vraie mais qu’elle circule et qu’elle construise une sorte de socle pour l’œuvre.
American Artist a aussi choisi que l’on fasse référence à lui sans distinction de genre, ce qui en langue anglaise est assez aisé (“they” remplace ainsi “he” ou “she”) mais pose en français un certain nombre de problèmes. Plutôt que “il” ou “elle”, il conviendrait donc de dire “iel” (ce néologisme fait office de pronom de la troisième personne du singulier sans distinction de genre), mais la grammaire et la syntaxe qui s’ensuivent rendraient ces quelques lignes fort rébarbatives, ou plus exactement rébarbati.f.ve.s en “langage épicène” ou “écriture inclusive”. On me pardonnera (peut-être) de poursuivre de manière plus atrocement conventionnelle, d’autant que l’essentiel n’est pas là – et si d’aventure ceci faisait l’objet d’une traduction anglaise les choses seraient plus simples.
Né en 1989 à Altadena, Californie, American Artist a étudié le design graphique à Pomona et vit désormais à Brooklyn, New York. Il a étudié à Parsons, suivi il y a deux ans le Independent Study Program du Whitney Museum et se définit lui-même comme “un artiste interdisciplinaire dont le travail perpétue les dialectiques formalisées dans le radicalisme black et le travail organisé dans un contexte de vie virtuelle en réseau”. Il est, de toute évidence, bien plus que cela et, pour tout dire, l’un des rares artistes “post-Internet” à avoir justement donné sens à cette catégorie. Il en a fait le sujet même de son œuvre : une œuvre complexe, faite d’iPhone et d’ordinateurs, jamais célébrés comme outils exprimant une libération ou un progrès, toujours désignés comme vecteurs de diffusion d’idées conduisant sournoisement à toutes les formes de marginalisation et de manipulation. Dans ses sculptures, les interfaces digitales qu’il emploie sont d’ailleurs le plus souvent hors d’usage : iPhone brisés alignés sur le sol ou empilés en un échafaudage vacillant, ordinateurs recouverts de goudron...
Son Online Performance (le terme à lui seul est exceptionnel), A Refusal (2015-2016), le conduisit à publier sur son compte Instagram et sa page Facebook des rectangles bleus en lieu et place de toute image : ces rectangles bleus garnissent le fil d’actualité des followers sans autre explication, les légendes des images étant obstruées par des rectangles noirs. “Dans un art qui se définit lui-même par ce qu’il cache à la vue du public réside un défi : nous rendre aussi capables de faire la même chose”, écrit American Artist en introduction à A Declaration of the Dignity Image (2016), l’un des nombreux et passionnants textes qu’il a publiés. “À l’ère post-Internet, la dignité doit inclure la défense des personnes pour des raisons autres que leur rentabilité en tant qu’image et produit, à savoir la valeur de leurs données d’utilisateurs et des contenus qu’elles partagent avec les entreprises gérant les réseaux sociaux et leurs clients.”
Par-delà l’expression d’un rapport à la technologie digne de Black Mirror, et l’inévitable séduction qu’il opère, c’est dans la mise en forme qu’excelle American Artist. Son Sandy Speaks (2017), projection vidéo d’une conversation tapuscrite entre un internaute et un ordinateur au sujet de Sandra Bland – une Afro-Américaine de 28 ans retrouvée morte en 2015, après trois jours de détention pour une infraction mineure au code de la route – l’emporte par la précision de la mise en forme : la rapidité des réponses de l’ordinateur, le curseur clignotant lorsque l’internaute réfléchit, etc. De même, son impeccable The Black Critique (Towards the Wild Beyond) [2017], s’impose avant tout par ses qualités plastiques. Cette étrange caisse noire en métal éclairée de bleu, posée sur de tout aussi étranges tréteaux de métal, contient huit Smartphone affichant, de manière aléatoire, des citations qui, selon les termes de l’artiste,“envisagent le noir comme quelque chose d’extérieur au pouvoir, mais comme quelque chose d’habitable”... vecteurs parfaits pour entrer dans l’histoire racontée. “C’est une théorie conspirationniste, mais c’est aussi la vérité”, annonce son profil Instagram. Une idée gagne toujours à trouver le bon véhicule.