Cela fait maintenant six ans que des artistes investissent le vaste espace du Bon Marché par leur installations inédites. Des animaux fantastiques d’Ai Weiwei aux fleurs suspendues par Oki Sato du studio Nendo, en passant par les nuées de fils blancs tendues par Chiharu Shiota et l’immense créature mi-insecte mi-pieuvre montée par Joanna Vasconcelos, l’atrium du grand magasin de luxe parisien accueille depuis 2016 des installations monumentales aussi impressionnantes qu’insolites. En ce début 2022, c’est à un artiste turc que le directeur artistique et de l’image du groupe, Frédéric Bodenes, a fait appel : Mehmet Ali Uysal. Connu pour ses sculptures et installations in situ, le quadragénaire expose bien plus souvent dans la nature qu’au sein de salles d’exposition. Ses œuvres imposantes dessinent souvent des formes aisément reconnaissables et presque enfantines, à l’instar de géantes épingles à linge ou d’origami en forme de bateau ou d’avion. C’est à l’issue de ses études d’architecture à Ankara que ce Méditerranéen s’est dirigé vers la sculpture. Habitué à déployer ses pièces dans de vastes espaces, Mehmet Ali Uysal dévoile le 8 janvier une installation engagée autour du réchauffement climatique. À l'entrée du Bon Marché Rive Gauche, les vitrines de la rue de Sèvres font écho à la fonte des glaces. Le vaste atrium du grand magasin de luxe est, quant à lui, occupé par deux immenses icebergs suspendus au plafond, donnant l'illusion d'inonder entièrement les galeries marchandes. Enfin, Mehmet Ali Uysal édifie un bateau en bois à taille humaine : inspiré des origamis qu'il adorait réaliser pendant sa jeunesse, ce navire – notamment destinés aux enfants – est un symbole d'espoir et une possible issue salvatrice. Pour Numéro, il revient sur ce projet inédit.
Numéro : Depuis 2016, le Bon Marché confie en janvier son espace à un artiste international pour célébrer l'entrée dans la nouvelle année. Vous êtes le septième artiste à participer à ce projet, après la Française Prune Nourry l'an dernier. Comment s’est déroulée cette carte blanche ?
Mehmet Ali Uysal : Je travaille avec les équipes du Bon Marché depuis près de deux ans. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois avant le confinement de mars 2020, pendant lequel je suis ensuite resté enfermé dans mon appartement parisien. J'étais alors très préoccupé, je pensais beaucoup à la nature, au futur... Ce moment était si spécial que je voulais vraiment être à la hauteur pour cette carte blanche. Je suis venu à plusieurs reprises au Bon Marché, j’ai observé l’architecture de ce lieu particulier, la manière dont cet espace fonctionnait. Ma première envie a été d’y amener la nature, et j'ai eu plusieurs idées avant de proposer d’inonder l'espace du grand magasin. Cette installation in situ est avant tout symbolique : les icebergs font irruption dans un lieu iconique du consumérisme contemporain, signaux d'un réchauffement climatique que personne ne peut ignorer. Ce geste aurait été moins fort si j'avais inondé un musée, qui reste avant tout un bien public national destiné à conserver des œuvres d’art et non un lieu de consommation.
Ouvert en 1852 par Aristide Boucicaut, le Bon Marché reste le premier grand magasin historique en France. Que représente-t-il pour vous ?
Pour être honnête, avant cette collaboration, je ne connaissais pas du tout le Bon Marché. Quand ils m'ont approché, j’en ai parlé à quelques amis et la plupart étaient surpris que je ne connaisse pas un tel magasin, car je vis à Paris depuis cinq ans ! Mais je ne suis ni français, ni riche. Quand j'y suis entré pour la première fois, j’ai vite compris pourquoi je ne connaissais pas. Grâce aux nombreuses réunions organisées depuis le début du projet, j'ai pu y aller souvent et rencontrer des membres de son personnel qu'on voit rarement, comme les électriciens, les personnes en charge de la sécurité... Le Bon Marché est une véritable fourmilière qui m’intéresse aussi bien d’un point de vue social, historique que symbolique. Je me suis donc également renseigné sur son passé : en proposant une offre vaste et complète de produits, le Bon Marché a opéré une révolution commerciale qui a posé les bases du consumérisme moderne. Je souhaitais déployer mon installation dans ce lieu précis car il ne s'agit pas n'importe quel centre commercial ou shopping mall américain, mais du lieu emblématique où est née la société de consommation. Aujourd'hui, le Bon Marché m'apparaît comme une icône qu'il est nécessaire de questionner.
Qu'avez vous appris en particulier sur l'histoire du Bon Marché qui a nourri votre installation ?
Je me suis notamment beaucoup renseigné sur la crue de la Seine de 1910, qui a plongé une grande partie de Paris sous l'eau. Cette catastrophe naturelle est l'une des plus importantes que la ville ait connue à travers son histoire. Elle est inouïe pour l’époque : des centaines de rues de la capitale ont été envahies par les eaux [on a décompté 20 000 immeubles inondés]. Suite à mes recherches, j'ai découvert plusieurs images étonnantes du Bon Marché sous l'eau.
L'eau est récurrente dans vos installations. Pour occupe-t-elle cette place si centrale ?
Je suis né à Mersin en Turquie, au bord de la mer Méditerranée où village est situé en face de l’île de Chypre. J’ai passé mon enfance à regarder la mer, à m’y baigner. Je me souviens de la première fois que j’ai péché un poisson : malgré les félicitations de ma mère, j’ai tout de suite souhaité le remettre à l’eau car je ne voulais pas qu’il meure, alors je l’ai plongé dans notre puit et je l’ai vu mourir. À ce moment là, j’ai compris la différence entre l’eau de mer et l’eau douce. Je me souviens aussi d'un moment dramatique où j’ai failli me noyer à l’âge de quatre ans. Dans mes œuvres, l'eau me permet de m’adresser à tous, peu importe les cultures, les langues et les codes sociaux. Aux quatre coins de la planète, elle est une réalité concrète pour chacun d'entre nous. Avec mes installations in situ, j’aime l’idée d’investir un lieu possédant une histoire concrète pour délivrer un message universel.
Comment cette gigantesque installation se déploie-t-elle au sein du Bon Marché ?
Cette installation est composée en trois parties distinctes. Tout d’abord, j’ai investi les vitrines rue de Sèvres pour évoquer la fonte des glaciers. Au cœur de l'atrium, il y a l’installation principale composée de deux immenses icebergs suspendus au plafond, qui par ces emplacements suggèrent que nous sommes sous l’eau. Chacune des deux structures mesure plusieurs mètres et a été réalisée en tissu argenté. J’ai également construit un bateau en bois au sein duquel les enfants pourront jouer. C'est une Arche de Noé, un geste d’espoir. Je ne veux pas délivrer un message négatif et déclarer qu’on ne peut plus rien faire : le réchauffement climatique est désormais un sujet bien connu de tous, mais est constamment abordé à travers un prisme fataliste que je n'apprécie pas. En cela, la présence des enfants dans cette installation incarnera une certaine vitalité, et orientera les visiteurs vers des lendemains plus heureux.
À ce propos, comment espérez-vous que le public réagira vis-à-vis de l'exposition ?
À titre personnel, je me sens très concerné par la problématique du réchauffement climatique. Je suis un grand amateur de documentaires à ce sujet, d’autant plus ceux qui esquissent des solutions concrètes comme la permaculture, l’agriculture urbaine... Il n’est pas question de se dépouiller et de revenir à l’âge de pierre – aujourd’hui, nous avons tous besoin d’un téléphone portable par exemple –, mais Il s’agit plutôt d'apprendre à vivre de nouveau en adéquation avec la nature. Avec cette installation, je souhaite avant tout créer de la surprise et émouvoir. En tant qu'artiste, c'est le mieux que je puisse faire.
Mehmet Ali Uysal, Su, jusqu'au 20 février 2022 au Bon Marché Rive Gauche, Paris 7e.