Tantôt appelée “L’artiste aux mille visages”, “La reine de la transformation”, “L’artiste-caméléon”…, la notoriété de Cindy Sherman lui vaut au moins autant de titres que ses transformations elles-mêmes. Enfant, dernière fille d’une lignée de cinq frères et sœurs au New Jersey, celle-ci peine à se faire une place. Dans un entretien au Guardian en 2011, elle confie : “Ce n’est pas qu’ils ne m’aimaient pas, mais je suis arrivée un peu trop tard et ils avaient déjà une famille. Quatre enfants et une famille, et moi qui arrivais comme une retardataire totale.” C’est sans doute pour cela que dès son plus jeune âge, 9 ans, Cindy Sherman s’amusait à se vêtir de différents costumes. Une activité ludique, pour elle ; une occupation, selon ses parents, leur permettant peut-être d'être plus tranquilles.
En quête de sa propre identité pendant ses jeunes années, Cindy Sherman a construit une œuvre où c’est toujours elle qu’on retrouve, mais toujours dans la peau d’un(e) autre.
En noir-et-blanc, en couleur, digitalisée, jeune, vieille, riche, pauvre, inquiète, confiante… l’identité de Cindy Sherman se déploie dans une collection d’avatars aussi nombreux que ceux qui composent la société. En quête de sa propre identité pendant ses jeunes années, Cindy Sherman a construit une œuvre où c’est toujours elle qu’on retrouve, mais toujours dans la peau d’un(e) autre. Au State University College de Buffalo, pas loin de New York, elle commence dans ses premières œuvres à se mettre en scène, incarnant tour à tour des carcicatures d’individus, définis selon sa vision du monde.
Baptisée elle-même “Child TV Addict”, Cindy Sherman emmagasine très tôt une riche culture visuelle, variant du cinéma aux jeux télévisés américains. En 1977, fraîchement sortie de l'université, elle emménage à New York et commence une de ses séries les plus célèbres, Untitled Film Stills. En noir-et-blanc, on voit l’artiste, âgée de 23 ans, qui imite les attitudes et les gestuelles des personnages féminins dans le genre du film noir hitchcockien, ou de la Nouvelle Vague française. Tels des photogrammes de films dont les scénarios nous seraient inconnus, un suspense indéniable se dégage de ces images, où une jeune femme semble être prise d’une culpabilité dont on ne connaîtrait pas le crime, ou poursuivie par un personnage que l’on devine inquiétant.
Tels des photogrammes de films dont les scénarios nous seraient inconnus, un suspense indéniable se dégage de ces images.
Cette première série, entre photographie et cinéma, anticipe une autre de ses œuvres : Rear Screen Projections (1980-81), cette fois en couleur. Par son titre, la série rend hommage au film d’Hitchcock, Rear Window [Fenêtre sur cour], sorti en 1954, l’année de sa naissance. Fascinée par la trame narrative de ce chef-d'œuvre du film noir, l'artiste crée ses œuvres comme des fenêtres par lesquelles on pourrait regarder le monde, où une image d’un film. Photographiée devant des fonds qui font apparaître la supercherie, Cindy Sherman se représente tour à tour baroudeuse, femme d’âge moyen, jeune fille captive ou femme fatale… L'artiste poursuit ainsi cette imitation de l’univers cinématographique qui a façonné son imagination lorsqu’elle était enfant.
L‘imagerie de la culture des masses traverse la production artistique de Cindy Sherman. Dans ce riche éventail de possibilités esthétiques que les médias de masse peuvent offrir, l’artiste s’est aussi intéressée à celles des magazines de mode. Dans Cover Girl, l’artiste prend pour modèle une couverture d’un Vogue États-Unis de 1976. Traitée dans la forme sacrée du triptyque, l’artiste reprend à gauche la couverture originale puis, au centre et à droite, rajoute son visage, imitant puis parodiant l’attitude du mannequin initial. Dans cette logique d’appropriation des sources qu’elle pastiche, Cindy Sherman se moque des apparences comme étant des constructions sociales.
Dans cette logique d’appropriation des sources qu’elle pastiche, Cindy Sherman se moque des apparences comme étant des constructions sociales.
Cindy Sherman, Untitled #574, 2016, de la série “Flappers” (2016-18). Courtesy of the artist and Metro Pictures, New York
Cindy Sherman, Untitled #466, 2008, de la série “Society Portraits” (2008). Courtesy of the artist and Metro Pictures, New York
Quarante ans après ses premières séries, l’artiste continue de s’intéresser aux mutations qui affectent son corps, son identité et la société. Dans ses dernières séries Society Portraits (2008) et Flappers (2016-18), Cindy Sherman se représente en femme d’âge avancé. Dans la série Flappers, l’artiste se travestit en ces femmes de l'Amérique des années 1920, telles qu’on les connaît dans les livres de Francis Scott Fitzgerald, ou dans les interprétations de l’actrice américaine Greta Garbo. Âgée aujourd’hui de 66 ans, l’artiste interroge sa propre condition de femme en train de vieillir en s’appropriant les aspects précieux de ces aristocrates en quête de jeunesse éternelle.
Âgée aujourd’hui de 66 ans, l’artiste interroge sa propre condition de femme en train de vieillir en s’appropriant les aspects précieux de ces aristocrates en quête de jeunesse éternelle.
Le travestissement est un art. Utilisant tout au long de sa carrière prothèses, perruques, maquillage, costumes, Cindy Sherman n’a eu de cesse de représenter la richesse, triste ou heureuse, des êtres qui constituent la vie au quotidien. Ne niant jamais une part d’humour et d’autodérision (constitutive de sa pratique), l’œuvre de Cindy Sherman part de la quête de soi pour questionner les statuts sociaux, et leurs représentations.
Rétrospective de Cindy Sherman, à la National Portrait Gallery, Londres, jusqu’au 15 septembre.