David Douard aime déconcerter en opérant d’étranges rapprochements. En 2015, il présentait par exemple un projet à la Flax Foundation de Los Angeles qui partait de son désir de prélever de la salive dans la bouche d’un tigre d’un zoo californien. Dans son travail, ce fluide était traité comme une métaphore du langage et un hommage à ceux qui ne peuvent pas parler. À Malmö, en Suède, pour présenter ses œuvres à la Galerie Johan Berggren, il proposait cette fois un poème façon cut up (composé de fragments agencés aléatoirement) de Jean-Baptiste Lenglet. Puis, chez Union Pacific à Londres, son exposition était introduite par des informations relatives aux titres des sculptures présentées – qui faisaient référence à Trouble Every Day, le film de Claire Denis sur les pulsions cannibales –, et par quelques fragments de phrases imprimés sur des pages noires collées sur certaines œuvres.
Une nouvelle fois, chez Chantal Crousel, les installations de Douard sont composées d’accumulations d’éléments hétéroclites qui peuvent être organiques ou technologiques, architecturaux, abstraits ou figuratifs. Le discours sous-jacent est souvent politique et se révèle à travers de vastes environnements hybrides où coule fréquemment du liquide. Pour ce Français né dans les années 80 et issu des Beaux-Arts de Paris, les mots constituent souvent un point de départ. Ils donnent ensuite une forme à son travail en se propageant, à la manière des virus, d’un médium à l’autre, et lui permettent ainsi d’aborder les thèmes de la mutation et de la contagion et de créer un art écologique, urbain et contemporain.
Numéro : Quelle est votre formation ?
David Douard : Je suis né à Perpignan et j’ai étudié aux Beaux-Arts de Paris, essentiellement la sculpture. À l’époque, l’école avait encore un côté très vieux jeu, et je ne sais toujours pas si j’ai bien fait de suivre ce cursus.
Quelle influence vos études et votre milieu familial ont-ils exercée sur votre identité et votre goût ?
Je viens d’une famille qui n’a rien à voir avec l’art, et encore moins avec l’art contemporain. Mon père faisait pousser des fleurs. Comme j’ai grandi en pleine campagne, j’ai passé mon enfance scotché devant le poste. J’avoue m’être construit principalement grâce aux fictions que je regardais, qui stimulaient mon imagination. J’ai d’abord découvert le graffiti, le rap et la rue à travers la télévision. 103 chaînes sur l’écran, et, dehors, le silence de la nature.
Qui vous a inspiré ?
À une certaine époque, le Belge Jef Geys, par exemple, me faisait beaucoup réfléchir. Les lettristes m’ont également passionné. Leur philosophie est un véritable filtre qui aide à comprendre le monde. Avec eux, tout prend sens, la culture, le savoir, la science, comme la rébellion et l’anarchie. Tout cela m’inspire encore beaucoup aujourd’hui.
Vous définissez-vous comme un sculpteur ?
Sans doute. Mais souvent je me dis que c’est en réalité l’imagination, la pensée qui prennent le contrôle sur mes mains. Si je travaille avec du plâtre, cela devient un liquide corporel. Le plastique, lui, se déforme à cause d’une salive trop acide, et quand j’écris, ce n’est pas vraiment moi... J’ai le sentiment que c’est ce jeu infini entre les matériaux et moi qui, finalement, aboutit à ce que je sculpte.
Pourtant votre travail n’est pas très organique. Il intègre beaucoup d’éléments technologiques 3D.
Les outils technologiques contiennent incontestablement une forme de vie. Quand quelqu’un regarde un film pornographique sur son ordinateur, par exemple, des virus pénètrent dans sa boîte d’e-mails et vont ensuite contaminer ses collègues de travail, ses amis, etc. On ne peut plus distinguer et séparer les univers. Finalement, dans les ordinateurs, il y a des êtres humains. Une imprimante 3D nous permet d’en sortir quelque chose, une image de nous-mêmes... cela s’apparente pour moi à une nouvelle forme de scanner.
Vous mélangez souvent différents registres d’objets. Pour vous, quelle est l’importance du concept d’hybridation ?
Cela n’est pas forcément délibéré. Je passe beaucoup de temps dans mon atelier à bouger et à faire des expé- riences, puis, à un moment, tout s’arrête. En revanche, le collage, la hiérarchie tourmentée ou l’hybridation sont pour moi des formes de liberté, et je ne m’en prive pas. C’est pour cela par exemple qu’il me semble important de placer au même niveau l’aspect technologique et organique dans mon travail.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
La vie autour de moi, la banlieue où je vis, Aubervilliers, mais aussi la notion d’extension, l’idée d’un moi digital, hybride, pénétré de connexions invisibles, la poésie (plutôt celle qui crache que celle qui brode), le rejet, la résistance sourde, imperceptible, qui tape derrière la nuque sans se faire prendre...
Vous avez donc une relation forte au langage ?
J’ai grandi avec les images, beaucoup d’images. J’ai l’impression que ma génération a mis les mots de côté pendant longtemps, et qu’elle y revient aujourd’hui, mais de façon mâchée, morcelée, nouvelle. Je crois beaucoup au langage écrit comme à une image fantôme, surtout si, comme dans le rap, ce langage émane d’un trop plein d’images.
Comment construisez-vous vos expositions ? Toutes les pièces sont-elles connectées ou s’agit-il d’une juxtaposition ?
Il s’agit souvent de textes ou de poèmes que je trouve sur Internet. Je les collecte, je les manipule, et peu à peu les mots entrent dans la matière et trouvent leur forme. Je fais aussi souvent des liens entre mes projets et des œuvres du passé.
Vous dites parfois que vous êtes un “hacker de sculptures”, qu’est- ce que cela signifie ?
Les notions de hacking, d’infiltration, de détournement m'ont toujours beaucoup intéressé. Dans mon atelier, le plâtre ou la terre m'apparaissent un peu comme un mouvement social, liquide, organique, anarchique. Je l'ai coulé dans un écran cassé, puis l’écran est devenu une peau... Quand je travaille, je me vois aussi moi-même dans la position de quelqu'un qui est en retrait et qui, en même temps, s’imbibe des événements extérieurs, quelqu’un qui est un peu lâche mais aussi partie prenante du monde.