Dans l’art contemporain plus qu’ailleurs, on ne devrait pas avoir peur de se mouiller. On exige des artistes qu’ils fassent preuve d’un peu de courage. On compte sur leurs oeuvres pour nous sortir de notre zone de confort. Mais on ne s’attend jamais à ce que l’injonction de “mouiller la chemise” soit prise au mot. Pour admirer les récentes créations du Californien Doug Aitken, il faudra pourtant enfiler palmes et combinaison de plongée. Trois de ses dernières sculptures sont immergées, depuis décembre, au large de Los Angeles, jusqu’à dix mètres de profondeur. Une heure de ferry et le charme irrésistiblement désuet de l’île de Catalina, seul point d’accès à ces Underwater Pavilions, vous tend les bras : son village pittoresque façon île du Prisonnier (la série culte des années 60), ses histoires de pirates et de contrebandiers (le film Les Révoltés du Bounty a été tourné dans la baie) et son casino Art déco (servant uniquement de salle de danse).
Les personnes atteintes de naupathie (le mal de mer, plus simplement) pouvaient aussi se tourner jusqu’en janvier vers la rétrospective que le musée d’Art contemporain de Los Angeles (MOCA) consacrait à Doug Aitken. Depuis la fin des années 90 – il a été sélectionné pour la Biennale du Whitney en 1997, et a reçu le prix international de la Biennale de Venise en 1999 –, l’Américain est non seulement représenté par les plus grandes galeries (Regen Projects, comme Matthew Barney, à Los Angeles, 303 Gallery, comme Collier Schorr, à New York), mais aussi invité par les musées les plus prestigieux. Ses oeuvres y prennent toute leur dimension, monumentale et immersive.``
“Je défends l’idée d’une oeuvre vivante, en perpétuelle évolution. L’apparence des Underwater Pavilions va par exemple se modifier au contact de l’eau et des algues.” Doug Aitken
Sa plus indiscutable réussite, Electric Field (1999), se déploie ainsi à travers de multiples projections vidéo. Suivant le voyage d’un jeune homme dans les paysages urbains et nocturnes de Los Angeles, le film, au montage épileptique, plonge le visiteur dans un trip hypnotique, en fusion totale avec l’environnement de la ville. Doug Aitken n’a cessé depuis de repousser les limites de l’expérience ar tistique. En 2009, il invitait à écouter le bruit de la Terre depuis son Sonic Pavilion. Dans une maison installée dans la forêt brésilienne, le visiteur pouvait percevoir le bruit des plaques tectoniques, capté à 200 mètres sous terre à l’aide de microphones hypersensibles.
“On a longtemps pensé l’oeuvre d’art comme un objet figé, commente l’artiste alors qu’on le rencontre à Los Angeles. Je défends l’idée d’une oeuvre vivante, en perpétuelle évolution. L’apparence des Underwater Pavilions va par exemple se modifier au contact de l’eau et des algues.” Ce dialogue qu’instaure l’artiste avec l’environnement, urbain ou naturel, ne pouvait que séduire une organisation comme Parley for the Oceans. L’ONG, portée à bout de bras par son fondateur Cyrill Gutsch, lutte depuis des années pour la préservation des océans et travaille à la sensibilisation du public aux grands enjeux environnementaux. Elle est à l’initiative du projet avec Doug Aitken.
“Que connaît-on de l’océan ? Ce que Hollywood nous en a montré dans les films !” Cyrill Gutsch
“Je revenais d’un rendez-vous avec la NASA à Pasadena, quand Doug a par tagé avec moi ses premiers croquis, confie Cyrill Gutsch. J’étais bien plus fasciné par son projet d’oeuvres immergées dans l’océan que par les étoiles ! L’océan, voilà notre nouvelle frontière ! Le grand public en ignore tout. Et malheureusement, on a rarement envie de protéger quelque chose qu’on ne connaît pas, alors même que notre survie en dépend.” En cela, le choix de Los Angeles pour l’implantation du projet ne doit rien au hasard.
“C’est la ville qui façonne depuis toujours notre imaginaire, continue le fondateur de Parley. Que connaît-on de l’océan ? Ce que Hollywood nous en a montré dans les films ! Si l’on veut changer l’image de l’océan auprès du grand public, il faut déjà commencer par la changer au sein des industries créatives. Plus que les politiques, ce sont les créatifs qui forgent notre monde, qui imaginent nos villes et nos objets, et structurent nos modes de pensée. Ce sont eux que Parley tente de mobiliser.” Vaste horizon, l’océan demeure trop souvent un miroir aux fantasmes : dangereux repaire de monstres marins qui concentre toutes les peurs ancestrales de l’humanité, ou paradis exotique imaginaire. “Nous devons briser ce miroir, insiste Cyrill Gutsch, aller au-delà des apparences et plonger au coeur des mers pour apprendre à les connaître.”
Il faut avoir fait l’expérience de cette plongée aquatique, de cette rencontre avec ses pavillons miroitants du troisième type au sein desquels il est possible d’évoluer, pour comprendre tous leurs effets. “Avec les Underwater Pavilions, explique Doug Aitken, je souhaitais créer des objets capables de reconnecter le public au réel, loin de la contemplation passive. Nous vivons dans une époque où le présent nous échappe. On ne s’intéresse qu’à ce qui s’est passé ou à ce qui va arriver. Quand vous vous retrouvez en train de flotter dans ce grand vide bleu infini, face à la lumière qui se reflète sur la sur face miroitante des sculptures comme dans un kaléidoscope, vous faites véritablement l’expérience du présent, de votre présence sur Terre, ici et maintenant.”
www.parley.tv