Genesis Tramaine : la peinture comme un acte de dévotion
Elle se décrit elle-même comme une artiste qui “pratique la peinture comme un acte de dévotion”. “Cela signifie que je peins comme une louange à Dieu”, précise-t-elle. C’est peu dire que cette Américaine qui fête cette année ses 40 ans (elle est née en 1983 à Brooklyn) prit par surprise le monde de l’art, plus habitué aux incantations financières qu’aux incantations divines, lorsqu’elle a commencé à exposer ses portraits de saints dans les galeries newyorkaises d’art contemporain, voilà une dizaine d’années. “Quand, pour la dernière fois, avez-vous lu dans le communiqué de presse d’une galerie d’art que des prières de l’artiste était née une étincelle spirituelle qui avait catalysé la création de peintures, et que ces peintures sont un ‘sermon’ visuel exprimant la foi, renforçant la relation avec Dieu et offrant un sanctuaire dans un monde ayant besoin de guérir ? La réponse la plus probable est : ‘Jamais’”, notait, à l’époque, le Church Times de Londres.
Cette mathématicienne de formation, qui enseigna l’algèbre, n’a toutefois rien d’une bigote : elle se définit comme chrétienne et queer, et intitula son exposition en 2018 à la Richard Beavers Gallery de New York “God is Trans”. Le marché de l’art la bénit. En mars 2023, son Saint Barnabas (2019) s’est envolé pour 200 000 euros chez Christie’s New York et son Mother of Suns of Thunder (2019) chez Phillips à Hong Kong pour 320 000 euros.
Si, dans le Nouveau Testament, c’est par le rêve que Dieu s’adresse à Joseph, Genesis Tramaine, qui dort peu, s’en remet pour sa part moins aux songes qu’à la prière. Elle se lève vers 5 heures du matin, laisse libre cours à son addiction au café et prie de longues heures durant, dans une résolue solitude, tandis qu’Ashley, son épouse, continue paisiblement sa nuit de sommeil. Le travail de peinture se fait dans le prolongement de ce rituel, parfois durant une dizaine d’heures d’affilée. “Je ne décide pas du moment où je commence ni de celui où je finis. Cela fait justement partie de ce qu’il y a de plus beau. La manière dont tout s’opère reste un mystère autant pour vous que pour moi”, confie-t-elle.
Elle commença à dessiner, enfant, à l’église. “À l’église, j’étais toujours prête à m’exprimer. J’étais prompte à me lever, à applaudir ou à chanter à chaque occasion, souvent les moins propices. Et on me disait souvent de m’asseoir au fond, [où] je faisais des croquis dans les livres de cantiques. Je faisais des dessins dans les bibles, ce sont des anecdotes authentiques”, raconta-t-elle il y a quelques années à la journaliste Katie White. Elle a, sur ces prémices, bâti une œuvre picturale remarquable, assurément unique, parfaitement homogène puisqu’il s’agit toujours de portraits.
“Les images qui nous ont été transmises représentent toutes des saints blancs avec des cheveux blonds – et nous savons tous que cela n’est pas vrai. Je pense que mon chemin consiste, en partie, à combler ces lacunes.” - Genesis Tramaine
Hâtivement, on pourrait ne voir dans ces tableaux singuliers – qui portent en eux les souvenirs contrastés du color-field painting (les fonds sont invariablement des aplats monochromes vivement colorés) autant que du graffiti art, et font immanquablement penser à Jean-Michel Basquiat ou à Richard Prince – que l’expression d’un panthéon personnel ou l’évocation des figures du pouvoir contemporain. Mais ces portraits que nous voyons ne sont pas des représentations de notables, de personnages illustres ou issus du quotidien : Genesis Tramaine fait des portraits de saints dont elle découvre l’existence durant la prière, sur la vie desquels elle se documente, et dont elle exprime à sa manière la personnalité et la biographie.
Ce faisant, elle renoue avec un processus mis en œuvre par Giotto, Fra Angelico, Masaccio et tant de peintres de la Renaissance, qui s’inspirèrent dans leurs représentations des récits biographiques des figures saintes de La Légende dorée, l’ouvrage rédigé au xiiie siècle par Jacques de Voragine, qui raconte la vie d’environ 150 saints et livre les clés pour comprendre des pans entiers de l’iconographie religieuse. Tramaine se passionne pour leur vie, leurs actions, et tente d’approcher leur personnalité au plus près.
“Je tombe sur un passage qui me frappe. Alors j’entame une recherche sur le mot, la phrase de la Bible, l’épisode en question, ou sur un personnage particulier. Je dois savoir qui sont ses parents et sa famille. Alors ce ‘personnage’ prend vie. Je suis une nerd de la Bible”, explique-t-elle à la curatrice Stephanie Seidel, qui travaille à l’Institute of Contemporary Art de Miami. “Je pense qu’il est important de donner un visage aux saints, qui ont un nom mais pas de personnalité réelle dans la Bible. Les images qui nous ont été transmises et que nous connaissons représentent toutes des saints blancs avec des cheveux blonds – et nous savons tous que cela n’est pas vrai. Je pense que mon chemin consiste, en partie, à combler ces lacunes.”
Mike Kelley n’en fit pas mystère : il avait trouvé dans les œuvres de sœur Mary Corita Kent, une religieuse de l’ordre du Cœur immaculé de Marie, et en particulier dans ses bannières colorées, une source bouillonnante d’inspiration. Genesis Tramaine, pour sa part, avoue une solide admiration pour l’œuvre de Gertrude Morgan (1900-1980), aussi connue sous le nom de “sister Gertrude”, une artiste afro-américaine autodidacte du début du XXe siècle, récipiendaire en 1956 d’une révélation divine l’encourageant à peindre, et qui fit, justement, de la peinture un véhicule pour atteindre Dieu. Car les saints de Genesis Tramaine ne sont pas seulement beaux, ce sont aussi des véhicules qui expriment sa foi avec autant de passion et d’énergie qu’une chanson de gospel : ses toiles ont l’ambition d’en offrir un équivalent.
Les tranches des toiles sont souvent ornées de “sermons” : “Ne jette pas la pierre du jugement” ; “Montre-le avec ton cœur” ; “Dieu m’a donné la beauté”… mais il n’y a pas que les tranches de ses toiles qui nous rappelle qu’il y a “Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier”, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Kandinsky publié en 1911, qui parle de l’activité artistique comme répondant à une “nécessité intérieure” et déclare primordial le rôle de la spiritualité (quelle qu’elle soit) dans la création artistique. Genesis Tramaine en donne toutes les preuves possibles, y compris dans les titres de ses toiles.
Ainsi par exemple les matériaux affichés sur le cartel de son Jesus Loves Me: Peek (2021) sont “acrylique, bâtons de peinture à l’huile, pastels gras, gouache, encre, peinture en spray et Esprit-Saint sur papier”, et la plupart des œuvres de l’exposition “Parables of Nana”, chez Almine Rech à Londres en 2020 : “acrylique, bâtons de peinture à l’huile, peinture en spray et Yeshua” (Yeshua étant le mot hébreu utilisé pour évoquer Jésus).
L’art contemporain, il faut le dire, a réussi le prodige d’étendre les matériaux possibles des œuvres à plus ou moins tout ce que le monde actuel propose, mais Dieu comme matériau, c’est franchement inédit. Ce n’est pourtant que l’expression de la plus simple honnêteté dans le cas de Genesis Tramaine, pour qui, sans la foi, il n’y aurait pas d’œuvres. Ces informations, qui peuvent sembler rocambolesques, ne forment, au fond, que le décor de propositions esthétiques qui toutefois surprennent au premier chef tant par leur singularité plastique que par leurs inventions techniques.
Je souhaite faire ce que Dieu me demande, répandre les bonnes nouvelles. Quoi que Dieu me demande, je ferai de mon mieux pour le satisfaire. J’aime les surprises.”
Il faut s’approcher très près de la surface de la toile pour voir comment les couleurs sont assemblées, juxtaposées, superposées, comment les traits provoquent les aplats, comment se fabrique l’image. Peut-être y a-t-il là en effet quelque chose de divin, en tout cas quelque chose qui nous rapproche de cette vérité qu’exprime si bien l’artiste américaine Trisha Donnelly (on parle souvent d’elle ici) : l’art est affaire de foi. Car, en la matière, comme le disait Jean Marais dans l’Orphée de Jean Cocteau (1950) : “Il ne s’agit pas de comprendre, il s’agit de croire.” L’art contemporain est tout entier un édifice qui ne repose que sur notre capacité à croire en lui, à croire l’artiste et ce qu’il exprime, à faire le deuil de la raison pour s’abandonner à quelque chose d’autre.
L’œuvre de Genesis Tramaine – dont le prénom, a posteriori, semble prémonitoire – est assurément un cas singulier dans l’art contemporain, et discuter avec elle ne cesse de surprendre et de réjouir. “Il n’y a pas de place pour l’ego sur la toile”, dit-elle ainsi sur le ton de l’évidence, s’opposant ainsi à 99 % de la production contemporaine. Elle a l’avenir, et peut-être l’éternité, devant elle. Mais elle est plus modeste que ça. “Je prie pour que Dieu ouvre mon horizon. Je souhaite faire ce que Dieu me demande, répandre les bonnes nouvelles. Quoi que Dieu me demande, je ferai de mon mieux pour le satisfaire. J’aime les surprises.”
“Genesis Tramaine : The Echo of Picasso”, jusqu'au 31 mars 2024 au musée Picasso de Malaga et jusqu'au 16 décembre à la galerie Almine Rech de Tribeca, New York.