“L’art cherche un endroit où exister. Une fois qu’il l’a trouvé, il devient la culture.” Lorsque Lawrence Weiner prononce cette phrase il y a quelques années, il y exprime l’un des objectifs majeurs de sa démarche : rendre accessible l’art au plus grand nombre. Hier, l’Américain que l’on identifie souvent comme l’un des pères de l’art conceptuel, s’est éteint à l’âge de 79 ans, laissant derrière lui plus de six décennies d’une pratique redéfinissant l’œuvre d’art, ses supports d’expression et ses modes d’interprétation. Né en 1942 dans le sud du Bronx, où il grandit, le jeune Lawrence Weiner parcourt dès sa jeunesse les rues new-yorkaises, fasciné par les écritures et les tags qui habillent les murs, offerts à la libre expression des passants. C’est inspiré par ce langage intrinsèquement public et urbain que l’artiste fera des murs, quelques années plus tard, son support favori de création.
Dès les débuts de sa pratique dans les années 60, Lawrence Weiner s’essaie à la peinture mais se lasse vite des restrictions imposées par la surface de la toile, qu’il cherche à exploser. 1968 marque dans sa carrière un véritable tournant : alors que l’art minimal triomphe aux États-Unis, le jeune plasticien présente, avec ses homologues Robert Barry et Carl Andre, sur le terrain de sport du campus d’une université, une sculpture faite de pieux plantés dans le sol et de fils de Nylon tendus. Dérangés par cette installation qui les empêche de jouer et qu’ils ne comprennent pas, des étudiants la détruisent. Un acte qui amène Lawrence Weiner à reconsidérer les fondements de son travail. L’artiste publie alors cette même année des Statements of intent qu’il érige comme préceptes et possibilités d’exposition, et qui marqueront l’art conceptuel : “L’artiste peut réaliser la pièce ; la pièce peut être réalisée (par quelqu’un d’autre) ; la pièce peut ne pas être réalisée. Chaque proposition étant égale et en accord avec l’intention de l’artiste, le choix d’une des conditions de présentation relève du récepteur à l’occasion de la réception.” Ainsi, l’artiste ne souhaite plus poser de limites matérielles à l’œuvre et préfère ouvrir un échange avec le public, le galeriste ou l’institution qui l’expose. Dès 1968, Lawrence Weiner crée par exemple des Removals, des toiles vides que le spectateur peut lui-même découper selon un protocole très précis, plaçant l’interaction au cœur de leur mode d’existence.
C’est à l’orée des années 70 que le langage s’impose définitivement comme le noyau de sa pratique. Sur les cimaises et les murs des galeries et des institutions, Lawrence Weiner inscrit des phrases aux airs d’aphorismes en grandes lettres capitales, souvent dans une même police, qu’il continuera toutefois de qualifier de sculptures. On peut y lire par exemple: HOW MUCH IS ENOUGH (À partir de combien est-ce assez ?), AS FAR AS THE EYES CAN SEE (Aussi loin que les yeux puissent voir), BITS & PIECES PUT TOGETHER TO PRESENT A SEMBLANCE OF A WHOLE (Des morceaux réunis pour présenter un semblant de totalité)… Autant de réflexions ouvertes qui invitent au dialogue universel, plutôt que l’enfermer dans une forme définie. Jouant avec les limites de la perception et de l’interprétation, l’homme qui envisage la communication comme aspect essentiel de l’art cherche en effet à montrer plutôt qu’à raconter, et édite également des centaines de livres d’artiste. Poursuivant l’ambition de “placer ses œuvres dans des structures où elles fonctionneront quelle que soit la culture environnante”, Lawrence Weiner réalise au fil des années de nombreux projets dans l’espace public : après Mexico, Boston ou New York, ses textes s’inviteront jusqu’à la façade du palais de Blenheim, un immense édifice situé dans la campagne anglaise et classé au patrimoine de l’Unesco. En novembre 2020, la mort de l’artiste américain avait été annoncée par erreur sur Instagram alors qu’il était bien vivant. Si, à l’époque, ses galeries avaient démenti cette fausse information, plus d’un an plus tard elles viennent cette fois-ci de confirmer sa disparition à travers des hommages émus qui rappellent son impact considérable dans l’ouverture de l’art vers le monde immatériel.