Ses premières œuvres, elle les réalisa à 21 ans, en 1969, lorsqu’elle était encore étudiante à l’université de Floride – mais leur présentation initiale ayant été une telle source de malentendus, elle ne les montra à nouveau que trente ans plus tard. Elle est quasiment inconnue en France (où elle n’eut qu’une seule exposition personnelle, en 2001, à la Galerie Thaddaeus Ropac), mais aux États-Unis, elle fut toujours admirée – essentiellement par les artistes, et de toutes générations (la sienne, et celles qui suivirent). Ils ne l’abandonnèrent pas lorsque, en 1990, et au prix une fois encore d’un malentendu, elle fut, selon ses propres termes, “mise au ban du milieu de l’art”.
La rétrospective qui lui fut consacrée en 2015-2016, intitulée Dirty/Pretty et qui circula au Museum of Contemporary Art de Denver, au Contemporary Arts Museum Houston et au Brooklyn Museum de New York, mit fin à tous les malentendus et, qu’on la trouve ou non à son goût, fit la démonstration de la parfaite cohérence et de la solidité de cette œuvre qui se déploie sur une quarantaine d’années. À 71 ans, Marilyn Minter n’a jamais couru après le succès, mais elle l’a finalement rencontré. “Vous ne faites pas de l’art pour avoir du succès. Si vous le faites pour l’amour de l’art, alors tout ira bien car même si vous ne gagnez pas d’argent, au moins vous ferez ce que vous aimez et vous en profiterez à chaque instant.”
Minter est née en 1948 à Shreveport, Louisiane, et a grandi en Floride. Elle prit conscience très tôt de sa capacité à dessiner et mit ce don à profit, à 16 ans, pour fabriquer de faux permis de conduire (elle excellait dans l’exécution au crayon des caractères de machine à écrire) – elle passa quelques jours en prison pour cela. Les photographies de sa mère, qu’elle fit un week-end, dans le cadre de ses études, choquèrent sans qu’elle s’y attende vraiment ses camarades de classe. Elle l’avait photographiée – douze images en noir et blanc (Coral Ridge Towers, 1969) –, dans son ordinaire oisif, c’est-à-dire essentiellement allongée dans son lit et fumant des clopes, ou se teignant les sourcils, toujours vêtue d’une nuisette. “Elle était très glamour, toujours perchée”, explique Minter qui, habituée à ce spectacle, n’avait pas anticipé les réactions des autres étudiants qui y virent un portrait maternel accablant. Elle rangea les litigieuses images, et ne les montra plus.
Lorsqu’elle s’installa à New York dans les années 70, Minter s’attacha à produire des peintures relevant de ce qu’elle nomme, avec une bonne dose d’ironie, un “photoréalisme chiant” (“boring photorealism”) qui, selon elle, prenait acte de la vivacité du photoréalisme des années 60 et de la nouvelle tendance conceptuelle de l’art qui faisait florès dans les galeries newyorkaises. Elles représentent deux photos en noir et blanc traînant sur un sol en linoléum gris (Photos on the Floor, 1976), une feuille de papier aluminium froissé sur le même linoléum (Aluminum Foil, 1976), le coin d’une planche de contreplaqué, une coquille d’œuf et une vieille éponge dans le bac d’un évier en Inox, bref, des sujets sans éclat et d’une banalité absolue. Elle les expose en laissant la toile libre, sans cadre et simplement agrafée sur le mur. La collaboration qu’elle mène dans les années 80 avec l’artiste allemand Christof Kohlhöfer (qui travailla aussi pour Sigmar Polke) la familiarise avec les techniques utilisées par Polke – en l’occurrence la projection d’une image réglée de telle sorte que les points qui la constituent soient exagérément grossis. Des œuvres, en somme, qui disent l’ambition d’explorer les formes de l’avantgarde de son époque, mais loin, encore, de l’univers qu’elle mettra en place à la fin de la décennie.
“Vous ne faites pas de l’art pour avoir du succès. Si vous le faites pour l’amour de l’art, alors tout ira bien car même si vous ne gagnez pas d’argent, au moins vous ferez ce que vous aimez et vous en profiterez à chaque instant.”
Les année 90 formèrent un tournant décisif pour Marilyn Minter, qui se demanda quel sujet les femmes artistes n’avaient encore jamais abordé. La réponse fut sans appel : la pornographie hard. Dès la fin des années 80, Minter peint à partir d’images pornographiques (Porn Grid, 1989) et aborde son exposition à la galerie Simon Watson, bien décidée à ne pas respecter grand-chose, à commencer par l’emploi des traditionnels encarts promotionnels pour annoncer la manifestation dans les magazines spécialisés, auxquels elle préfère trente secondes de film publicitaire en plein milieu du Late Show de David Letterman, pour une somme de 1 800 dollars.
Elle réalise une centaine de tableaux, inspirés par des photographies de nourriture : mains aux ongles vernis de rouge vif occupées à séparer le blanc du jaune d’un œuf ou à ouvrir des écrevisses, traitées dans une veine pop mâtinée de coulures et révélant une trame grossière. Ce sont quelque cent tableaux qu’elle filme et assemble en un spot publicitaire destiné à la télévision – une première, assurément, et qui apparaît, rétrospectivement, comme un commentaire violent du devenir entertainment de l’art. “Si vous ne saviez pas de quoi il s’agissait, vous n’auriez jamais pu le savoir”, explique Minter, commentant le caractère éminemment surréaliste de ce film publicitaire à cet endroit précis. Les féministes y verront autre chose, de bien moins supportable à leurs yeux : fallait-il bien que Minter montrât des femmes occupées à faire la cuisine, transformées en objets sexuels, et tout cela sans que les œuvres laissent transparaître la moindre distance critique vis-à-vis de la violence du sujet ?
C’est, justement, la marque de fabrique de Minter : on cherchera en vain dans ses œuvres toute forme de commentaire. D’ailleurs, une époque qui fit des œuvres un permanent bavardage, et finalement un vecteur de bonne conscience, avait peu de chances de s’accommoder des Food Porn de Minter. En effet, l’Amérique, alors sous la domination du politically correct, supporta mal ces œuvres. “Je me suis sentie mise au ban du milieu de l’art”, déclare l’artiste, se souvenant que le galeriste ferma l’exposition une semaine avant son terme, lassé des controverses. Elle se souvient aussi du soutien indéfectible de ses amis artistes : Cady Noland, Larry Clark, Jack Pierson, Jessica Stockholder, Laurie Simmons, Mary Heilmann… “Des artistes reconnus. Mais il y eut une époque où ils ne pouvaient même pas me défendre car cela les mettait eux-mêmes trop en péril.”
Fort logiquement, la controverse n’eut aucun effet de censure sur Marilyn Minter, qui continua de plus belle. L’année qui suivit les Food Porn, Jeff Koons présenta ses premières œuvres montrant ses ébats sexuels avec la Cicciolina… Minter ne vécut pas cela comme une traversée du désert et continua à faire les œuvres qui lui plaisaient. “Et en 1995, lorsque je présentai les photos de ma mère, on me rouvrit la porte à nouveau. Je pense que le milieu culturel accorde du crédit aux artistes issus d’un environnement dysfonctionnel. D’une certaine façon, cela légitime leur travail”, expliquait-elle à Glenn O’Brien il y a quelques années. Depuis lors, elle a structuré une œuvre en tout point fidèle à ses aspirations originelles, qui se décline en photographies (en petit nombre et jamais retouchées), vidéos (essentiellement pour des occasions commerciales) et peintures aux couleurs criardes, inspirées par la photographie de mode et la photographie pornographique.
Elle peint sur métal, se sert de ses doigts plutôt que de pinceaux, et conçoit ses tableaux avec la patience qu’il faut pour appliquer des dizaines de couches de peinture sur la toile, cherchant toujours plus de profondeur. “Il y a une profondeur, une richesse dans la peinture que vous ne pouvez jamais obtenir dans une photo.” À la différence de ses images, les peintures sont composées de multiples clichés que Minter produit elle-même et assemble, s’en donnant à cœur joie avec Photoshop. Depuis 2009, ses images semblent réalisées derrière une plaque de verre qui leur donne à la fois une proximité et une distance : comme une affiche publicitaire à un arrêt de bus sur laquelle on aurait ajouté des tags, ou comme la vitre d’une douche sur laquelle la condensation forme autant de petites perles d’eau. Les sujets (pas uniquement des femmes, elle insiste) n’y sont pas montrés sous un jour flatteur. “Je ne pense pas qu’il soit vraiment intéressant de réaliser un joli visage de plus, ou une jolie image publicitaire de plus. Je veux simplement montrer ce que cela signifie de vivre dans un monde où vous êtes constamment bombardé d’images et où elles ne semblent plus précieuses.”