1. Les scènes du métro new-yorkais
Dans les années 30, Mark Rothko (1903-1970) commence sa carrière de peintre à New York où il s'est installé après la fin de ses études. L'énergie de la ville le fascine et inspire ses toiles de l'époque, où l'on reconnaît des entrées de théâtres, des salles de cinéma, ou encore des rues new-yorkaises et de leurs passants noctambules. Son sujet favori restera toutefois les stations de métro, qui pour lui incarnent la vie moderne et son urbanisation massive. Dans Untitled (The Subway), on retrouve les éléments caractéristiques des œuvres de cette période : les colonnes, lignes de fuite du quai et voies ferrées encadrent l’espace dont les voyageurs se trouvent presque prisonniers, “comme coincés dans l’architecture”, nous explique Suzanne Pagé. Au fil des tableaux suivants, qui reprendront la même thématique, les corps s’allongent et s’affinent de plus en plus jusqu’à se confondre avec les colonnes, devenant des formes géométriques presque abstraites. Influencé par le style naïf, le tableau mélancolique de 1937 traduit déjà, par ses couleurs sombres voire tristes, le silence et l’isolement des passagers, mais aussi l’ombre de la crise économique que traversent les États-Unis depuis le krach de 1929.
2. Les fantasmagories néo-surréalistes
Si les peintures urbaines de Mark Rothko annoncent déjà les lignes orthogonales qui structureront plus tard ses fameuses toiles abstraites, ses œuvres dites “néo-surréalistes” du début des années 40, telles que Slow Swirl at the Edge of the Sea, se montrent beaucoup plus surprenantes. Inspiré par les artistes du mouvement fondé par André Breton, tels que Marx Ernst ou Giorgio de Chirico qu’il découvre au MoMA en 1936, le peintre américain commence à l'époque à imaginer des fantasmagories picturales composées d’espaces aérés et indéterminés où se croisent des formes libres et colorées, totems, arabesques et spirales évoquant parfois une végétation luxuriante ou des oiseaux fantastiques — Rothko les décrits d'ailleurs comme “des organismes avec une volition et une passion pour l’auto-affirmation”. Considérant qu’il ne peut pas peindre la figure humaine sans la mutiler, le peintre cherche dans ces toiles à tendre vers l’universel et à créer des sensations chez le spectateur, par le pur agencement des formes et des couleurs. On retrouve dans ces compositions l’influence picturale de Joan Miró, mais celles-ci sont aussi nourries par les théories sur l'inconscient du psychanalyste Sigmund Freud, auxquelles l’artiste américain s’intéresse beaucoup à l’époque.
3. 1949 : le début des “grands classiques”
Dans la carrière de Mark Rohtko, l’année 1949 représente un véritable tournant. C’est en effet le moment où l’artiste débute ses “classiques”, abstractions picturales totales uniquement composées de rectangles colorés aux lignes diffuses. Le peintre décide alors d'enlever les cadres, et d'intituler ces peintures par des numéros. La toile N° 21 représente bien ce pivot : on y retrouve les touches de couleurs intenses, vives et chaudes – rouge, orange, jaune – qui émergeaient déjà dans ses tableaux dits “Multiformes” des années précédentes, mais ceux-ci dessinent cette fois-ci des bandes de diverses tailles, verticales et horizontales. On y voit également l’influence de L’Atelier rouge (1911), tableau de Henri Matisse que Mark Rothko découvre cette même année au MoMA, et dont il apprécie l’intensité des couleurs autant que les lignes que dessinent les objets et tableaux représentés, générant des formes presque abstraites. Encore affilié au mouvement américain de l’expressionnisme abstrait, dont il se détachera ultérieurement, Mark Rothko témoigne ici d’une réflexion profonde sur l’essence de la peinture et sa volonté de repartir de zéro dans sa représentation du réel. Bientôt, la quantité de rectangles diminuera pour laisser place à seulement deux ou trois bandes empilées verticalement l’une sur l’autre, toujours plus épurées. Tandis que le jaune, très présent dans cette œuvre, se fera de plus en plus rare au fil des années dans les toiles de l’artiste.
4. Les Seagram Murals : la peinture en profondeur
Du début des années 50 à la fin des années 60, l'œuvre de Mark Rothko évolue dans sa quête inlassable de l'absolu. L'artiste applique de moins en moins de couches sur la toile, utilise des couleurs de plus en plus sombres et agrandit les formats, en vue d’“envelopper” le spectateur et créer un rapport plus intime avec le tableau. Une évolution dont attestent ses Seagram Murals : en 1958, les distilleries Seagram lui commandent des peintures afin d’habiller les murs du restaurant Four Seasons, situé dans le gratte-ciel de leur siège à New York. Considérant que ses couleurs vives habituelles seraient trop intenses pour les clients venus déjeuner, l’artiste leur préfère des pourpres, violets, marrons et bordeaux, teintes qui créent alors dans ces immenses toiles une impression de profondeur. “Ces couleurs plus sombres pénètrent lentement votre conscience, nous confie Christopher Rothko. Ce ne sont pas des couleurs qui vous appellent, mais des couleurs qui viennent s’immiscer sous votre peau, qu’on ne peut pas ignorer”. Lorsqu’il revient dîner au Four Seasons quelques temps plus tard, Rothko déteste l'expérience et juge le restaurant trop prétentieux, au point de mettre fin à la commande en cours et de rembourser le reste de la somme qui lui a été allouée. En 1969, il décide de faire don de neuf des Seagram Murals à la Tate, à Londres, manière pour lui de rendre hommage au peintre J. M. W. Turner. Une salle leur est désormais consacrée dans les collections permanentes de la Tate Modern.
5. Rothko et Giacometti : la rencontre qui aurait dû avoir lieu
Nombreux sont ceux qui réduisent la série des Black and Gray, réalisée par Mark Rothko en 1969, à un ensemble de toiles dont les couleurs tristes, noires et grises, prophétiseraient le suicide du peintre l’année suivante. En réalité, ces œuvres relèvent surtout d’un minutieux exercice de style : alors que l’UNESCO lui commande des peintures pour son siège parisien, l’artiste américain apprend que celles-ci seront exposées aux côtés d’une sculpture d’Alberto Giacometti et commence à étudier en détail le travail de son homologue. Il semblerait en effet que, pour composer sa palette de noirs, bruns, blancs et gris, Rothko ait repris directement les couleurs des œuvres du sculpteur suisse. S’il refuse finalement la commande en raison de sa santé fébrile des suites d'un anévrisme, l’Américain poursuit cette série inspirée par Giacometti : comme lui, commente Christopher Rothko, le sculpteur “comprend toute la solitude de l’âme humaine”. L’une d’entre elles, Untitled (Black and Gray), traduit cette complexité : si les lignes des deux rectangles colorés sont cette fois-ci très définies, leurs noirs et gris sont en réalité bien plus riches et chauds qu’ils n’y paraissent, réalisés grâce à un mélange — resté secret – de multiples couleurs. On voit également apparaître sur tout le contour de la toile une fine ligne blanche, nouveauté dans l’œuvre de l’artiste. Comme si l’œuvre illustrait l’une de ses plus fameuses citations : “Mon art n’est pas abstrait, il vit et il respire”.
Mark Rothko, jusqu'au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.