Il représente les États-Unis pour la 58e Biennale de Venise. Né à Washington en 1941, cet Africain-Américain est peu connu en Europe où il n’exposa quasiment pas avant que, l’an passé, la Fondation Parasol Unit à Londres ne confronte son œuvre au regard européen. En France, où aucune galerie ne représente son travail, il fut en résidence à l’Atelier Calder à Saché en 1992, exposa une œuvre de 30 mètres de haut au Festival d’Automne à Paris en 1999, puis plus rien jusqu’à cet été, ou Le Consortium à Dijon a présenté plus largement son œuvre. À 77 ans, Martin Puryear est pourtant loin d’être inconnu en son pays : une rétrospective lui fut même consacrée au MoMA en 2007, qui circula ensuite à la National Gallery of Art de Washington et au MoMA de San Francisco. Et l’artiste reçut même de Barack Obama, en 2011, la National Medal of Arts. Il participa aussi à trois biennales du Whitney Museum (en 1979, 1981 et 1989), à une Documenta (en 1992), et gagna le Grand Prix à la Biennale de Sao Paulo en 1989 : il pourrait bien l’obtenir à nouveau sur la lagune, l’an prochain.
Si l’annonce tarda à venir, c’est finalement au beau milieu du mois d’août que fut confirmée la nouvelle lancée, une semaine plus tôt, par un simple Tweet de Jerry Saltz, le critique d’art du New York Magazine : “Nous dirons que je suis un critique d’art bien informé, ou un matou rusé. Je lis dans le marc de café. J’y vois le pavillon américain de la prochaine Biennale de Venise, au printemps prochain : le sculpteur Martin Puryear représentera les États-Unis. Un grand cru. Réservez.”
Ce choix de mettre en lumière une œuvre peu conventionnelle au regard des critères à la mode valorise une manière de faire de l’art devenue minoritaire. Puryear le confiait lui-même à un critique d’art du Brooklyn Rail : “De toute évidence, ma façon de fabriquer de l’art doit sembler anachronique et en total décalage avec ce qui se pratique massivement aujourd’hui en matière de création contemporaine. Je continue de travailler avec mes mains, je reste convaincu que le toucher, la façon de manipuler la matière, peut influencer l’œuvre, et que le processus physique de fabrication est en lui-même susceptible de faire naître des idées, et de les amener à maturité. Tout cela à une époque où le pouvoir de tant d’œuvres récentes réside dans des idées dont la traduction sous forme matérielle est devenue superficielle, presque accessoire : elle peut être déléguée aux mains expertes de tiers, souvent bien loin de l’univers que maîtrise l’artiste. Cela peut paraître surprenant d’entendre un artiste vivantparler ainsi de son propre travail, mais ma façon de faire de l’art peut sembler très traditionnelle, au moins dans sa méthodologie pratique, et dans les valeurs qui conduisent au résultat.”
“De toute évidence, ma façon de fabriquer de l’art doit sembler anachronique et en total décalage avec ce qui se pratique massivement aujourd’hui.”
Difficile de ne pas lui donner raison : en renonçant aux avant-gardes pour mieux se transformer en industrie, les arts visuels ont valorisé un “type” d’artiste qui se voit plus volontiers en chef d’entreprise qu’en artisan, qui délègue la production de ses œuvres à tout un tas de corps de métiers et se soucie d’autant plus du “faire” qu’il ne lui incombe pas directement. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Après tout, l’idée même que la réalisation de l’œuvre puisse être déléguée suscita pas mal d’indignation lorsque certains artistes d’avant- garde en firent un principe dans la seconde moitié du XXe siècle. De l’art minimal, qui était l’un des courants majeurs au moment où Puryear commença à travailler, il conserva les formes simples mais pas le dogme géométrique, et préféra la fabrication manuelle, artisanale, qui le mettait personnellement en contact avec les matières et les techniques qu’il apprenait. De fait, Martin Puryear (qui étudia la biologie avant de se consacrer à l’art) s’initia très jeune à toutes sortes de processus de fabrication artisanaux : engagé à 23 ans dans le programme Peace Corps créé par John Fitzgerald Kennedy en 1961 pour, entre autres choses, favoriser la compréhension de la culture américaine, il partit en Sierra Leone enseigner la biologie, le français, l’art, et s’initia aux techniques africaines de travail du bois et de la vannerie. Plus tard, au Japon, il apprit le tissage et la céramique et, de manière générale, fit tout au long de sa carrière preuve d’une curiosité sans faille pour les savoir-faire de l’artisanat. Le travail du bois forme le socle d’une grande partie de son œuvre : il explore les particularités de chaque essence – la flexibilité des unes, la densité des autres, leur velouté particulier ou leur rugosité... “Il reste cette conviction que l’œuvre peut en elle-même avoir une identité, capable de dire quelque chose – que ce soit par la beauté, ou la laideur, ou n’importe quelle autre qualité que vous allez lui insuffler. L’œuvre d’art n’a pas besoin d’être un véhicule transparent vous permettant de vous exprimer sur le monde actuel”, explique-t-il.
“Il conserva les formes simples mais pas le dogme géométrique, et préféra la fabrication manuelle, artisanale, qui le mettait personnellement en contact avec les matières et les techniques qu’il apprenait.”
Faisant une absolue confiance au langage de l’art et à l’expressivité des matières et des formes, son œuvre se refuse aussi au bavardage littéral auquel nous ont tristement habitués les œuvres d’art contemporaines. Certes, dans ses sculptures, les allusions à toutes les formes d’assujettissement dont les peuples ont souffert sont bien présentes, mais elles ne sont ni l’essentiel de l’œuvre ni sa raison d’être. Ainsi par exemple l’extraordinaire volume en cèdre rouge de Big Phrygian (2010-2014), exposé l’an passé à la Fondation Parasol Unit à Londres, évoque en effet ce que désigne son titre : un bonnet phrygien, objet qui dès l’Antiquité, incarna une forme de résistance – il était alors celui des esclaves affranchis – puis réapparut en Amérique durant la guerre de l’Indépendance et devint un symbole de la république en France à la fin du xviiie siècle. Mais cette forme si hautement symbolique ne sert ici que de prétexte à l’éclosion d’une sculpture qui affirme ailleurs sa raison d’être. Et puis l’œuvre de Puryear a bien d’autres sources iconographiques, qui s’appuient sur sa curiosité et son intérêt pour un grand nombre de disciplines : l’ornithologie, par exemple, pour n’évoquer que la plus excentrique.
Martin Puryear travaille dans un atelier qu’il a construit lui-même en 1990, à upstate New York, et où il habite. Un endroit à l’écart de toute route facilement praticable et pas vraiment cartographié par Google. Quelques années plus tôt, en 1977, un incendie réduisit en cendres son atelier de Brooklyn, et une grande partie de son œuvre passée et en cours fut perdue. Car la fabrication des pièces qu’il réalise essentiellement seul est volontairement longue. Aussi la cérémonie qui se tint à l’ambassade des États-Unis à Pékin le 8 mai dernier, tandis que fut dévoilée la sculpture commandée à Martin Puryear pour le jardin de l’ambassade, mit-elle fin à un processus de fabrication plutôt long : dix années se sont en effet écoulées entre la commande et la livraison de Connecting, un immense et complexe arc d’acier qui repose sur deux bases de granit et se déploie à plus de dix mètres de hauteur. Dans les jardins de l’ambassade, l’œuvre sera désormais en bonne compagnie, pour peu que le prêt des spectaculaires Tulips de Jeff Koons, qui y sont installées depuis dix ans, soit prolongé. La coexistence de ces deux œuvres, qui incarnent des manières si différentes de travailler mais un engagement artistique équivalent, aurait un certain panache.
“Son œuvre se refuse aussi au bavardage littéral auquel nous ont tristement habitués les œuvres d’art contemporaines.”
Pour la Biennale de Venise, Puryear promet une installation spécifique pour l’intérieur et l’extérieur du pavillon américain : il est en effet devenu un spécialiste de l’art dans les espaces publics – là où la présence des visiteurs est souvent accidentelle. Son Big Bling (2016), imposante sculpture de plus de douze mètres de hauteur, faite de bois, de contreplaqué, de fibre de verre, et flanquée en son sommet d’une manille dorée à la feuille d’or, fut installée il y a deux ans dans le Madison Square Park à New York. “J’ai tendance à ne pas vouloir dicter aux gens ce qu’ils ont sous les yeux lorsqu’ils sont en face de mon travail, dit Puryear. Je fais confiance au regard du public. Je fais confiance à son imagination.” En l’occurrence, la forme de cette sculpture évoque très nettement celle, récurrente dans l’œuvre de l’artiste, du chat dans la statuaire égyptienne. Peut-être ce gigantesque chat surmonté d’or le conduira-t-il, tout naturellement, à Venise, à la récompense suprême : le Lion d’or.