Les peintures, collages, vidéos et photographies de Mickalene Thomas questionnent la représentation des femmes noires, du genre, et les normes de la beauté tout en embrassant références à l’histoire de l’art (les impressionnistes, qu’elle adore), à la pop culture et à l’art du Nigéria, du Cameroun ou des Caraïbes. Nous l’avons rencontrée à Miami Beach, en décembre dernier, où elle présentait le fruit de sa collaboration avec Dior.
Numéro : Votre réinterprétation du Lady Dior forme un collage abstrait, patchwork coloré de perles, d’organza, de cristaux noirs… Quelle en est l’origine ?
Mickalene Thomas : Je me suis inspirée de ma série Tête de femme réalisée en 2014. Ces peintures-collages représentent des têtes asymétriques mêlant sequins, émail, paillettes, pastel, peinture… Pour le Lady Dior, j’ai choisi une image abstraite, plus universelle et ouverte en un sens, car chacun peut plus facilement s’y projeter. Il ne s’agit pas simplement d’une nouvelle itération d’une peinture, ou de mon processus créatif, mais une d’oeuvre à part entière qui sera accessible à un plus large public grâce à la maison Dior.
Dans cette composition réalisée pour le Lady Dior, on a l’impression de reconnaître un oeil…
Exactement ! L’oeuvre vous regarde. Elle se déplacera dans le monde entier, portée par des femmes de tous horizons, et elle observera. Je suis très heureuse de savoir que ce sac traversera l’Europe où j’ai découvert Matisse et Picasso.
Vos photographies, vos peintures et vos collages, à l’instar de votre collaboration pour le Lady Dior, font explicitement référence au cubisme, au constructivisme et aux grands peintres de l’impressionnisme.
Monet, Manet, Matisse… La résidence que j’ai effectuée il y a plusieurs années en France à Giverny, berceau de l’impressionnisme, m’a profondément marquée. J’y suis venue via Georges Seurat, que j’aimais beaucoup, et le pointillisme. J’ai ainsi compris la manière dont on réalisait une peinture et, plus important, ce sentiment de rébellion qui agite les artistes. Les impressionnistes étaient de vrais provocateurs… Quand vous pensez que Monet peignait des prostituées ou des femmes dans le besoin dont personne ne voulait faire le portrait. Et que personne ne désirait, ou n’assumait de désirer. Les portraits étaient réservés à une élite, mais Monet les a peintes, ces femmes qu’on méprisait, telles les beautés qu’elles étaient. Aujourd’hui, je pense aux femmes noires de la même façon.
“Mon travail vise à créer une plateforme de visibilité pour les femmes qui ne sont pas représentées, ou qui, lorsqu’elles le sont, ne sont pas valorisées.”
Quelle place tient la question de la représentation des femmes dans vos oeuvres ?
Mon travail vise à créer une plateforme de visibilité pour les femmes qui ne sont pas représentées, ou qui, lorsqu’elles le sont, ne sont pas valorisées. Il est très important à mes yeux que des jeunes femmes puissent être inspirées par des modèles qui ne soient pas seulement issus de la beauté perçue à travers l’idéologie dominante. Il faut qu’elles puissent se voir et se retrouver dans ces images. Nous sommes encore, nous les femmes noires, marginalisées. Les normes de beauté sont fondées sur le regard que l’on porte sur les femmes blanches. Pour citer Malcom X : “La femme noire est la personne la moins respectée d’Amérique. La femme noire est la personne la plus délaissée d’Amérique.” J’ajouterai que ce n’est pas seulement le cas en Amérique, mais dans les Amériques et dans le monde entier : Noires canadiennes, Noires européennes, Africaines, Caribéennes… Je me bats également pour une reconnaissance de la diversité au sein de la population noire. Quand on parle des Noirs, on fait comme s’il s’agissait d’un seul type de personnes, alors que les cultures et les origines sont très diverses.
“Dans mes oeuvres, il n’est question que de femmes qui sont maîtresses d’elles-mêmes...”
Maria Grazia Chiuri s’est engagée pour le féminisme dès son arrivée à la maison Dior. Ce type de vision féminine peut-il faire évoluer le “male gaze”, ce regard masculin dominant ?
Il sera très difficile d’échapper à la perspective masculine hétérosexuelle dominante. En tant que femme, j’aime penser que je complète les hommes comme les hommes me complètent. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où il n’y aurait que des femmes, ou que des hommes. Nous sommes dans une relation, et au sein de cette relation se déploient un sentiment de désir, des désirs… Le désir d’un homme pour une femme est différent de mon désir, en tant que femme, pour une autre femme.
Vous avez travaillé avec votre mère ou votre compagne, que vous avez prises comme modèles. Quel regard portez-vous, en tant que femme, sur les femmes ?
Il n’est pas question de pouvoir, d’obsession ou d’exploitation d’autrui. Dans mes oeuvres, il n’est question que de femmes qui sont maîtresses d’elles-mêmes, et de moi célébrant cela avec elle. Mon travail est politique dans le sens où je place mes images de femmes noires dans des espaces très particuliers liés à l’histoire de l’art.
L’oeuvre à côté de laquelle vous avez été photographiée à Miami Beach est en effet une version modernisée et cent pour cent féminine du Déjeuner sur l’herbe de Claude Monet. On se croirait dans un film de la Blaxploitation des années 70.
Mon travail ne fait aucune distinction entre la haute culture et la culture populaire. J’ai pris beaucoup de plaisir à collaborer avec Solange ou Cardi B. Quant à la Blaxploitation, j’adore ces films dont des femmes noires comme Pam Grier sont les héroïnes. Elles protégeaient leur communauté en la débarrassant des dealers et des meurtriers, sans même, parfois, avoir besoin de flingues. Leur propre force suffisait. Même si la plupart de ces films ont été tournés par des hommes blancs, ils auront au moins eu le mérite d’offrir une certaine visibilité aux Afro-Américaines. Une femme noire considérée comme une héroïne, c’était totalement précurseur.