NUMÉRO : L’expérience de réalité virtuelle que vous proposiez avec Alejandro González Iñárritu [le réalisateur oscarisé de Birdman et The Revenant] n’a laissé personne insensible en 2017, au point de susciter des larmes…
MIUCCIA PRADA : Avez-vous remarqué comme un film peut susciter des émotions fortes et extrêmement personnelles ? Le cinéma vous emporte. Il a été l’une de mes premières passions. Sans doute aussi parce que mon éducation s’est construite autour de la littérature, du théâtre et… du cinéma. L’art n’est entré dans ma vie que plus tard. Je peux pleurer devant un film. Cela me paraît plus compliqué devant une œuvre d’art. Presque impossible.
Même devant la puissance d’un Rothko ?
Parce que vous avez déjà pleuré devant un Rothko ?
Oui. [Rires.] Mais dans le cas d’Iñárritu, le dispositif y était pour beaucoup. Le spectateur passait d’abord cinq minutes seul et pieds nus dans une salle de détention, avant de faire l’expérience du film, qui le plongeait aux côtés d’un groupe de migrants mexicains. Il assistait “en live” à leur arrestation en plein désert à la frontière américaine. La violence était d’autant plus insoutenable qu’avec la réalité virtuelle, le spectateur était vraiment avec eux, mais totalement impuissant.
Mon expérience personnelle est un peu différente. Au vernissage, il y avait tous ces gens en train d’épier chacun de mes mouvements, chacune de mes réactions… Comment voulez-vous que je me laisse envahir par mes émotions ? [Rires.] En revanche, on m’a raconté qu’une femme avait tenté de se battre avec les policiers qui arrêtaient les migrants. Autre chose intéressante : les visiteurs étaient apparemment totalement perdus quand on leur demandait d’abandonner leur téléphone pour la durée de l’expérience. Cinq minutes sans portable dans une salle vide, et ils deviennent fous. [Rires.]
“Quand j’aime quelque chose, je dis que je trouve ça beau. C’est un mot simple qui peut exprimer beaucoup de choses. Évidemment, il est galvaudé. Tout comme celui de ‘luxe’ ou de ‘chic’ dans la mode.”
On vous a souvent décrite comme rétive aux nouvelles technologies.
Elles font partie de notre époque, il faut les accepter. On ne reviendra pas en arrière. Les technologies ne sont bonnes ou mauvaises qu’en fonction de ce que l’on en fait. Mon problème est plutôt qu’elles nécessitent de s’y investir totalement afin d’en appréhender toutes les possibilités. Et je n’ai pas toujours le temps. J’ai déjà tant à faire !
“L’art pour l’art ne m’intéresse pas. Je suis plus attachée aux idées, qu’elles viennent d’artistes, de scientifiques ou de réalisateurs.”
Comment décidez-vous qu’un projet a sa place à la Fondation ? Pourquoi avoir présenté, par exemple, celui d’Iñárritu, qui conjuguait nouvelles technologies et cinéma?
L’art pour l’art ne m’intéresse pas. Je suis plus attachée aux idées, qu’elles viennent d’artistes, de scientifiques ou de réalisateurs. Les gens – et parfois les artistes – n’ont plus l’habitude de se confronter à “l’urgence des idées”. Vous me répondrez qu’il existe des manifestations comme Documenta, où se réunissent de très grands artistes et penseurs, et vous aurez raison. L’art reste pour moi le meilleur des mondes où vivre. Il vous ouvre à la connaissance, et permet de rencontrer des personnalités passionnantes. J’ai toujours pensé que pour connaître les gens ou pour les mettre en question, il fallait travailler avec eux. C’est ce que nous faisons à la Fondation.
Est-ce exact que vous avez choisi Rem Koolhaas comme architecte parce qu’on vous a dit qu’il était “difficile” ?
C’est un peu vrai. [Rires.] À l’origine, nous cherchions un architecte capable de proposer quelque chose de totalement différent pour nos boutiques. Nous en avons parlé autour de nous, mais personne n’a mentionné Rem. Avec mon mari [Patrizio Bertelli], nous avons consulté un grand nombre d’ouvrages et nous avons fini par tomber sur ses réalisations. Il était clairemement très bon. Alors j’ai demandé à mon entourage pourquoi on ne m’avait pas parlé de lui. “Parce qu’il est tellement difficile !” m’a-t-on dit. J’ai répondu : “Ah oui ?” et je suis allée le voir. Nous collaborons toujours ensemble. Sa manière de penser est très proche de la nôtre.
“Je ne sais pas pourquoi, mais je n’aime pas qu’on me dise que je suis une artiste. Je suis une créatrice de mode.”
Et qu’aviez-vous en tête pour les bâtiments de la Fondation ?
Tout cela a donné lieu à de longues discussions. Rem ne voulait pas utiliser les bâtiments industriels préexistants. Mon mari lui a demandé : “Voulez-vous vraiment tout détruire ?” Les lieux avaient déjà une telle aura, une telle atmosphère. Finalement, Rem a décidé d’instaurer un dialogue entre le vieux et le neuf. L’idée principale était d’entrer dans la Fondation comme on entre dans un état d’esprit. Chacun des espaces doit être capable d’accueillir différents états d’esprit, différents artistes, réalisateurs…
Comment êtes-vous venue à l’art ?
Quand mon mari et moi avons décidé de nous engager, nous l’avons fait très sérieusement. Ce fut un long apprentissage. Nous avons beaucoup lu et sommes partis à la rencontre des artistes. Nous sommes allés aux États-Unis : à Marfa [où se trouvent d’importants musées et fondations], dans le désert du Nouveau-Mexique pour voir l’œuvre de land art de Walter De Maria, The Lightning Field. Et puis nous sommes devenus amis avec des artistes. Ce que j’en ai retiré ? La sophistication de la pensée. S’engager dans une relation avec l’art, c’est comme tisser des liens avec une personne très intelligente. Ça vous ouvre des horizons.
“S’engager dans une relation avec l’art, c’est comme tisser des liens avec une personne très intelligente. Ça vous ouvre des horizons.”
Vous parliez un peu plus tôt de l’art contemporain comme d’un monde d’idées, et non de beauté. La beauté a-t-elle totalement disparu ?
C’est un mot que j’utilise beaucoup, comme tout le monde. Quand j’aime quelque chose, je dis que je trouve ça beau. C’est un mot simple qui peut exprimer beaucoup de choses. Je préfère m’en tenir à des idées basiques et essentielles sans trop discourir autour. Évidemment, le mot est galvaudé. Tout comme celui de “luxe” ou de “chic” dans la mode.
Quelle est la meilleure manière de faire l’expérience d’une œuvre d’art ?
Rapidement. Ce qui compte, c’est la première impression. C’est aussi ma manière de faire dans mon travail. J’ai appris à rester alerte et à me fier à mon instinct. Cela a des avantages et des inconvénients, bien sûr.
“Ce qui compte, c’est la première impression. C’est aussi ma manière de faire dans mon travail. J’ai appris à rester alerte et à me fier à mon instinct.”
On reproche pourtant à l’art contemporain d’avoir besoin d’être contextualisé pour être compréhensible…
Je parlais de mon experience personnelle et de mon premier rapport avec une œuvre. S’ensuit toujours un approfondissement. Il y a deux aspects : l’impression que nous fait l’œuvre et les explications qui nous sont données. Sans aucune information sur elle, ou sans culture artistique, on peut essayer d’apprécier une œuvre, mais... Peut-on pratiquer l’art “en touriste”, ce qui a le don de révulser les puristes ? Je n’ai pas de réponse.
Quelle approche du public priviligiez-vous à la Fondation ?
Il y a une chose très importante à mes yeux : la culture doit être attractive. Et l’art, un plaisir. C’est la meilleure manière d’apprendre.
L’art est tellement attractif aujourd’hui que toutes les marques s’y intéressent. Les collaborations avec les artistes fleurissent de toutes parts. Et tout le monde se revendique artiste.
Je ne sais pas pourquoi. Je n’aime pas qu’on me dise que je suis une artiste. Je suis une créatrice de mode.
“Il semblerait que l’aspiration à être libre ne soit pas partagée par tous. Ou peut-être que cette idée de liberté, issue de l’après-guerre, est un concept qui a perdu de son sens.”
Quel devrait être le rôle d’un artiste ?
Penser. Nous faire penser. Nous présenter la réalité, les faits et les idées sous des angles qui nous étaient inconnus. En ce sens, les artistes font preuve de liberté. Mais il semblerait que l’aspiration à être libre ne soit pas partagée par tous. Ou peut-être que cette idée de liberté, issue de l’après-guerre, est un concept qui a perdu de son sens. Qui sait ? Je n’ai qu’une chose à dire : restons vigilants. Cette liberté que nous tenons pour acquise est loin de l’être. Plus que jamais, elle est en danger. Mon fils m’a dit que j’avais la chance de ne pas avoir connu la guerre. Comme s’il était inévitable, pour sa génération, d’en faire l’expérience un jour.
“Je me sens orpheline d’une vision globale et politique du monde. Mon interrogation demeure : ‘Qu’est-il en train de se passer ?’”
Mais la guerre est déjà aux portes de l’Europe, en Ukraine par exemple. Sans parler du terrorisme.
Et pourtant, notre monde n’a jamais autant mis en avant le bonheur et la superficialité. J’essaie de le comprendre à l’aide de mes vieux instruments, et il me demeure invariablement opaque. Tout demeure complexe. Nous avons peut-être besoin d’hommes politiques et d’intellectuels capables d’offrir une vision cohérente et lisible. J’ai toujours été à leur recherche.
Les artistes peuvent-ils y contribuer ?
Ils partagent des points de vue passionnants. Et plus vous les confrontez, plus votre réflexion s’aiguise. Mais il ne s’agit que de quelques pièces du puzzle. Je me sens orpheline d’une vision globale et politique du monde. Mon interrogation demeure : “Qu’est-il en train de se passer ?”
N’est-ce pas le résultat de la fin des idéologies ? Les religions se sont effondrées en Occident, comme le communisme. Les gens ne vont plus voter, comme s’ils ne croyaient même plus en la démocratie.
Les idéologies sont mauvaises par définition. Mais elles traçaient une route pour la pensée, quitte à s’en défaire plus tard. Le catholicisme puis le communisme m’ont forgée. Mais qu’en est-il des jeunes aujourd’hui ? Espérons que l’art puisse les aider.
“Sanguine. Luc Tuymans on Baroque”, jusqu’au 25 février à la Fondation Prada, Milan.
“The Black Image Corporation”, un projet de Theaster Gates, jusqu'au 14 janvier à l’Osservatorio de la Fondation Prada, Milan.