L’image a fait le tour d’internet ces dix dernières années : un chat gris espiègle avec une tartine rose en guise de corps, numérisé en GIF version 8bits, vole dans le ciel étoilé propulsé par un-arc-en-ciel émergeant de son derrière. Depuis son apparition en 2011 sur un site de comics, puis une vidéo Youtube à la musique entêtante portée par une voix de crécelle, le mignon personnage de Nyan Cat est devenu un emblème de la culture numérique et ce que l’on appelle “un mème”. Depuis hier, il crée la suprise en franchissant un nouveau palier : le chat se retrouve en effet à la première place du Power 100 du magazine ArtReview, l’un des classements les plus attendus du monde de l’art, qui élit chaque année les personnalités artistiques les plus influentes. Surprise ! le GIF viral du félin relègue ainsi au second plan les célèbres galeristes David Zwirner, Larry Gagosian et Emmanuel Perrotin. Il dépasse aussi les artistes Hito Steyerl, Theaster Gates et Olafur Eliasson, et même le collectionneur François Pinault et la créatrice de mode Miuccia Prada. S'il réalise une telle performance, c'est grâce au prix auquel son créateur l'a vendu en février 2021 : le montant colossal de 580 000 dollars.
Derrière l'icone du Nyan Cat, ArtReview identifie en réalité bien plus qu’un GIF, mais un véritable phénomène, qui agite l'art contemporain depuis des mois : les NFT. Créé il y a quelques années, le procédé NFT [Non Fungible Tokens] permet d’encrypter dans un fichier numérique une signature qui authentifie son caractère original et unique, à la manière des certificats d'authenticité accompagnant depuis des siècles les œuvres matérielles. Dès lors, si, dans le monde numérique, on peut répliquer à l'infini un document MP3 ou JPG, on ne peut pas dupliquer sa version authentifiée grâce à cette technique informatique. Exploités ces dernières années par quelques artistes pour commercialiser leurs créations virtuelles, les NFT se sont surtout diffusés dans le monde des arts numériques.
Mais en mars dernier, coup de théâtre : la très institutionnelle maison de vente Christie’s met, pour la première fois, en vente une œuvre numérique : réalisée par l’Américain Beeple, l'immense mosaïque colorée – composée de 5000 images piochées sur Internet – est adjugée pour l’équivalent de 59 millions de dollars, payés en cryptomonnaie. Un séisme dont l'onde de choc va bouleverser le monde de l'art. Depuis lors, la spéculation fait rage et les NFT se déclinent partout : musiciens, créateurs de mèmes (dont le Nyan Cat)… Un building de 400 mètres de haut leur sera même entièrement consacré à New York afin d’optimiser les flux de circulation de cryptomonnaie. De quoi remettre profondément en question la hiérarchie des œuvres d'art à l'ère numérique, qui expliquent comment un chat se classe Numéro 1 du Power 100 d'ArtReview, même s'il y figure sous une identité plus abstraite, ERC-721, son format de NFT rattaché plus précisément au système d'échanges de cryptomonnaie Ethereum.
Si la présence d’un mouvement – plutôt qu’une personne – dans le classement ArtReview a de quoi étonner, elle n’est pas une nouveauté pour autant. Ainsi, en 2020, le magazine élisait comme numéro 1 le mouvement Black Lives Matter, ranimé par la recrudescence des meurtres et agressions racistes aux États-Unis. L'assassinat de George Floyd par un policier a eu en effet de très concrètes répercussions sur le monde de l’art, donnant un élan considérable en faveur de la diversité : création de nombreuses œuvres, expositions et conférences engagées, mais aussi nomination de commissaires et directeurs non-blancs à la tête de grandes institutions américaines.
Cette année, le classement célèbre à nouveau des personnalités très sensibles aux questions raciales et post-coloniales tels que le poète afro-américain Fred Moten, l’artiste Arthur Jafa et les chercheurs Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, déjà présents dans le Power 100 de l’an passé, mais aussi l’artiste Steve McQueen, ou la jeune galeriste connue pour représenter la diaspora africaine Mariane Ibrahim, qui vient d’ouvrir un nouvel espace à Paris. À noter, l’anthropologue américaine Anna L. Tising, spécialiste du féminisme et des questions liées à l’environnement, arrive numéro 2 du classement de cette année Son livre Le champignon de la fin du monde : sur les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme, fait en effet grand bruit depuis sa parution en 2015. Ce récit suit la progression du champignon matsutake, afin examiner les impacts délétères de l’être humain et du capitalisme sur notre planètet. À la centième place du Power 100, autre surprise : on trouve le milliardaire entrepreneur Mark Zuckerberg, qui rebaptisait récemment son groupe Facebook par le nom “Meta”, allusion à l’origine de son empire, le métavers, l'ensemble des monde virtuels de la galaxie internet.