C’est dans la peinture de Felice Casorati et dans celle d’Helene Schjerfbeck (tous deux nés dans la seconde moitié du xixe siècle) que le peintre Ernst Yohji Jäger – né, lui, en 1990 – puise ses références. Pourtant, c’est aussi du côté des mangas qu’il trouve la source de ses personnages et de leurs attitudes. Cette peinture figurative, qui renvoie à un classicisme contemporain, oscille entre deux cultures, sa mère est japonaise et son père allemand. L’artiste ne se soucie pas de l’histoire de l’art, grâce à Internet, plus rien n’est chronologique, tout est là, présent, sans hiérarchies. On avait découvert en 2020, à la galerie 15 Orient (New York), les étonnantes toiles de personnages solitaires de ce jeune peintre qui aurait aussi voulu être sushi master. On l’a retrouvé depuis chez Croy Nielsen à Vienne, où il réside désormais, et on le verra à Paris chez Crèvecoeur l’année prochaine. Cette peinture semble émerger d’un rêve dans lequel des figures androgynes incarneraient de pâles chrysalides qui attendraient leur développement dans la nature et dans notre monde. On perçoit également quelque chose d’étrange, entre symbolisme et magie, dans cette palette qui révèle un monde parallèle secret et mystérieux.
NUMÉRO : Quel a été votre parcours ?
ERNST YOHJI JÄGER : J’ai grandi en Allemagne, à Francfort. Ma mère est japonaise, mon père allemand. Quand j’étais plus jeune, je passais ainsi de longs étés au Japon, dans la maison de mon grand-père. Même si Francfort est une ville très internationale, le fait d’avoir une apparence différente et une autre culture en plus de la culture allemande a eu pour moi une influence déterminante. Notamment par rapport aux types de personnages que j’allais représenter, les traits qu’auraient leurs visages. Je me suis toujours senti étranger, en Allemagne comme au Japon. Par la peinture, j’essaie de me faire ma propre place. Une place dans l’entre-deux.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ?
Je me revois nettement enfant entre les pattes d’une Maman de Louise Bourgeois, et je me rappelle aussi très bien avoir été complètement subjugué par la texture et l’intensité bleue d’une toile d’Yves Klein, que je regardais alors avec une pureté sans filtre. Mais ma rencontre la plus décisive a sans doute eu lieu dans le parc Moerenuma, créé par Isamu Noguchi sur l’île d’Hokkaido, au Japon. Un parc comme une sculpture – c’était un bonheur absolu de me retrouver là, si jeune. J’ai appris à chérir cette joie qu’une oeuvre peut faire éclore, même – ou plutôt, tout particulièrement – chez un enfant qui ne connaît encore rien au monde de l’art.
Qu’est-ce qui attirait votre oeil à l’époque ? Et aujourd’hui ?
J’étais obsédé par tout ce qui se rattachait à la sous-culture japonaise, dans laquelle j’essayais de dénicher les musiques, les mangas ou les films les plus étranges. Mon travail se nourrit largement de ces univers – en particulier la manière dont mes personnages sont représentés de façon universellement abstraite, comme dans les mangas. En peinture, je reviens toujours à Helene Schjerfbeck, un peu pour les mêmes raisons, je crois. Ces derniers temps, je consulte souvent les catalogues de photographies de Sarah Moon et, en ce moment aussi, de Josef Koudelka.
Savez-vous toujours à l’avance ce que vous allez peindre, ou laissez-vous sa place à la spontanéité ?
De ce point de vue-là, je me sens complètement en phase avec Sarah Moon lorsqu’elle écrit : “Je guette ce que je n’ai pas prévu, j’attends de reconnaître ce que j’ai oublié – je défais ce que je construis –, j’espère le hasard et je souhaite plus que tout être touchée en même temps que je vise.”
D’où viennent les sujets de vos toiles ?
Depuis que j’ai les moyens d’en acheter, je me suis mis à collectionner les catalogues. À ce jour, je n’en ai pas tant que ça, mais je les considère comme des alliés sûrs, des amis auxquels m’adresser quand j’ai besoin de conseils. Je les feuillette sans arrêt. Mais certaines sources qui n’ont rien à voir avec le contexte artistique sont tout aussi importantes pour moi. Les mangas, les jeux, les mèmes, etc. Beaucoup de mes contenus proviennent de mon travail avec le support lui-même, et de souvenirs – qui ne font pas nécessairement partie de mon vécu d’ailleurs. Le quotidien, les saisons, la lumière, la musique…
Pouvez-vous nous parler de votre palette de couleurs ?
Souvent, je mélange mes peintures à de la colle et j’y ajoute un pigment très vif, éclatant – par exemple un rouge de cadmium. J’applique ensuite par-dessus des couches de couleur plus foncée, dans une sorte de mouvement “deux pas en avant, un pas en arrière”, en grattant et en écaillant la peinture. Souvent, sur la toile, on peut encore voir apparaître les traces de cette recherche, ou de ces “tentatives manquées” – des repentirs qui prennent une autre signification. Un oeil est devenu la lune, la mer s’est changée en chevelure. C’est un peu comme faire des rimes. J’aime cette idée que la peinture contient un temps sédimenté en couches successives, un processus qui s’efforce de donner un sens au passé. Les endroits de la toile où la première couche transparaît sont en définitive les plus lumineux.
Comment installez-vous vos oeuvres dans une exposition ? La scénographie de l’espace est-elle importante à vos yeux ?
Je fais très attention aux encadrements. Je les travaille avec du thé et de la rouille pour simuler un processus d’oxydation. Cela revient à vieillir artificiellement le bois. J’ai opté pour ce procédé parce que j’aime la couleur grise d’un bois oxydé, mais aussi parce qu’il brouille la temporalité. En encadrant mes toiles avec ce matériau, j’ai le sentiment de les extraire d’un flux temporel régulier, et en même temps, de mettre une distance entre elles et moi.
Vous sentez-vous proche d’une communauté ou d’un mouvement artistique ?
En ce moment, j’ai surtout l’impression de partager avec beaucoup d’artistes de mon âge un désir d’aller au-delà du cynisme et des faux-semblants, un besoin d’intimité, de réenchanter la banalité du quotidien. C’est vraiment un sujet complexe, mais l’une des caractéristiques qu’ont en commun les artistes de ma génération, c’est, je crois, d’avoir grandi avec Internet, grâce auquel tout devient accessible plus facilement, de façon plus froide et anonyme. La capacité de récupération et d’inversion des données que Marshall McLuhan prêtait aux médias nous fait redécouvrir ces valeurs sous un jour nouveau (un peu comme Spotify a fait naître un regain d’intérêt pour les vinyles, ou même les cassettes audio). L’un des avantages que je vois au fait qu’Internet accapare une énorme partie de nos vies, c’est qu’à mon sens cette “histoire de l’art” s’est complètement effondrée sur elle-même. Tout le monde peut improviser sa propre histoire de l’art et accorder de la valeur à des postures qui ont été négligées jusqu’ici, en abolissant les hiérarchies du dogme esthétique. Je trouve rassurant de m’entourer de ces catalogues d’artistes que j’admire, qui sont également respectés ou méconnus, et dans tous les domaines. Ils deviennent des alliés fidèles à qui demander conseil. Et je me dis que si mon propre travail peut devenir un allié pour quelqu’un d’autre, j’en serais vraiment très heureux.
Ernst Yohji Jäger est représenté par la galerie Crèvecoeur à Paris, où il fera l’objet d’une exposition personnelle en mars 2022, www.galeriecrevecoeur.com