“Aujourd’hui, les peintres pullulent avec une rapidité bacillaire, avec une virulence épidémique qui nous laissent de l’effroi et de l’admiration. Nul n’échappe à la contagion, et les cas sont souvent foudroyants. Tel qui la veille s’était endormi fonctionnaire, avocat, journaliste ou portier, se réveille peintre le lendemain.” Ce n’est pas moi qui parle ainsi (je le précise, car je pourrais tout aussi bien être l’auteur de ces lignes) : cette déclaration fut publiée en 1892 par Octave Mirbeau dans Le Figaro, tandis qu’il introduisait un long commentaire sur le Salon du champ de Mars – un salon annuel créé en 1890 par la Société nationale des beaux-arts et qu’on peut tenir pour un lointain ancêtre de nos actuelles biennales. Aujourd’hui, la peinture pullule pareillement, et peut-être faut-il s’en réjouir ? Celle que fait la jeune New-Yorkaise Shara Hughes en donne toutes les raisons.
Les mauvaises langues voient dans la profusion de peintures qui caractérise l’état actuel de la production artistique la simple conséquence d’une évidence marchande : il est plus simple d’acheter et d’exposer chez soi une toile rectangulaire qu’une installation de 200 m2 comprenant des projections vidéo, une trentaine de danseurs et autant de drones, des faucons et un cracheur de feu. On peut aimer les performances d’Anne Imhof (Lion d’or de la dernière Biennale de Venise), mais enfin il est tout de même plus commode d’installer chez soi une peinture de Joe Bradley. Les mauvaises langues n’ont pas tout à fait tort, mais on peut aussi considérer qu’il est plus difficile de faire une “bonne” peinture qu’une installation qui fasse de l’effet. La peinture n’offre pas tous les subterfuges de séduction des installations, dans lesquelles le recours aux effets spéciaux et à toutes sortes de fantaisies vient souvent masquer des idées finalement banales et pauvres, et bien peu de style.
Avec la peinture, la règle est invariable : il faut se débrouiller pour être convaincant, et si possible original, sur une surface rectangulaire. Si les installations ont, lorsque les artistes ont affirmé cette forme, parfaitement joué le rôle de provocations, leur banalisation, désormais, n’excuse plus le recours à cette forme qui, avec son bling-bling et ses vertus d’entertainment,n’a plus rien de provocant. Bref le regain d’intérêt porté par les jeunes artistes à la peinture peut aussi (si l’on veut être optimiste) indiquer qu’ils sont prêts à se confronter à ce médium tellement historique qu’il est rempli de centaines de chefs-d’œuvre contenant autant d’inventions formelles. Shara Hughes est née en 1981 à Atlanta, elle a étudié à la Rhode Island School of Design de Providence, puis à la Skowhegan School of Painting and Sculpture de Madison, elle a vécu un temps au Danemark et s’est finalement installée à Brooklyn. Sa participation à la Biennale du Whitney, en 2017, fut un moment saillant de sa – pour l’heure – brève carrière : parmi la soixantaine d’artistes qui y étaient exposés, une quinzaine étaient des peintres, d’ailleurs essentiellement des femmes. Ceux qui n’avaient pas vu son exposition Trips I’ve Never Been On, l’année précédente à la galerie Marlborough de New York, ont ainsi pu prendre la mesure de son indiscutable talent et de son originalité. C’est ce que celui qui connaît et aime l’histoire de la peinture voit d’emblée dans ses grands tableaux de paysages excessivement colorés : une sérieuse érudition qu’elle convoque sans inhibition aucune, facilitant s’il le faut l’évocation de Matisse ou de David Hockney, des inventions stylistiques d’Edvard Munch ou de Cézanne, des stratégies picturales de Philip Guston ou de Josh Smith... et jusqu’à la manière si spécifique de Van Gogh. De cette vaste histoire de la peinture qui d’ordinaire sert de prétexte à un défaitisme un peu snobinard et surtout très flemmard (“Tout a déjà été peint”), Hughes fait une force pour prolonger cette histoire sans renoncer à sa raison d’être : l’invention. Surtout, on ne voit rien d’autre dans ses tableaux, pas de discours édifiant sur le monde, pas de revendications de ceci ou de cela, pas de ces bavardages assommants qui font aujourd’hui le sel d’œuvres qu’on ne saurait plus regarder autrement que par le biais de ce qu’elles racontent, justement, car elles sont dépourvues de toute autre qualité que celle formée par le bruit de fond de leurs prétentions narratives.
Shara Hughes peint des paysages qui convoquent simultanément beaucoup de techniques et ne font confiance qu’à l’imagination, d’où ils proviennent exclusivement.
“Je réalisais beaucoup de peintures minimalistes autour d’animaux morts, mais utilisés comme du mobilier. Ainsi, par exemple, des tapis en peau d’ours et des têtes sur les murs, ce genre de choses qui, quand j’y pense, se sont transformées en une tendance bizarre bien plus large”, raconte Shara Hughes, qui précise : “J’ai commencé par réaliser des intérieurs – cela me donnait l’impression de pouvoir faire face à toutes les situations. Dans un intérieur, vous pouvez introduire un paysage derrière une fenêtre, ou une autre personne en train de peindre, ou choisir d’introduire des personnages ou pas.” Où l’on voit, accessoirement, qu’il s’agit de faire une peinture qui embrasse toutes les possibilités de la peinture, et que la peinture, justement, forme le sujet même de cette œuvre. Plus récemment, elle a laissé de côté les intérieurs pour peindre des paysages qui convoquent simultanément beaucoup de techniques (la peinture à l’huile et à l’aérosol, le pinceau et la truelle...) et ne font confiance qu’à l’imagination, d’où ces paysages proviennent exclusivement. Ils ne dépeignent aucun lieu précis ni réel, et Hughes aborde la toile blanche sans idée particulière. En somme, c’est la peinture elle-même qui construit et compose le tableau, guidée par la connaissance de ce qu’a été ce médium tout au long de son histoire, jusqu’à cet instant précis où le tableau va être fait.
Les toiles de Shara Hughes ne dépeignent aucun endroit précis ni réel. Libéré de l’identification du lieu, puisqu’il est imaginaire, le spectateur peut ainsi s’abandonner sans entraves à cette peinture où s’exprime un talent de coloriste hors norme.
Intitulée Don’t Hold Your Breath, la récente exposition de certains de ces paysages à la galerie Eva Presenhuber à Zurich l’an passé, avec son lot de forêts, d’ouragans, de sous-bois et de plages balayées par les vents, offrait la brillante démonstration d’une évidente possibilité de faire de la peinture, justement, et de la faire autrement, d’une façon nouvelle et inventive. Elle rendait aussi limpide la nature parfaitement accessoire du sujet (ce que l’on sait depuis que Cézanne peignit des pommes ou la montagne Sainte-Victoire) : il y a fort à parier que Shara Hughes a choisi le paysage parce que c’est un sujet immédiatement identifiable et rassurant – pas très important, en somme. Rassuré par le sujet, libéré de l’identification du lieu, puisqu’il est imaginaire, les bavardages narratifs lui étant en sus épargnés, le spectateur peut ainsi s’abandonner sans entraves à cette peinture et l’envisager essentiellement en sa qualité de peinture. Hughes y fait preuve d’un talent de coloriste hors norme, qui sait s’aventurer dans tous les excès et ne s’interdit aucune audace, et nous emporte systématiquement dans des compositions rocambolesques et trépidantes.
Hughes est née en 1981 et c’est précisément l’année où eut lieu, à la Royal Academy of Arts de Londres, l’exposition A New Spirit in Painting. Organisée par sir Norman Rosenthal – historien d’art et secrétaire des expositions de la Royal Academy – épaulé par Christos Joachimides et Nicholas Serota, l’exposition fit date parce qu’elle indiquait très clairement le “renouveau” de la peinture, et en tout cas sa résistance face à des médiums plus nouveaux comme la photographie, la vidéo ou l’installation qui dominaient alors la scène artistique. Ce renouveau s’exprimait par les formes du néo- expressionnisme et de la trans-avant-garde. L’exposition présentait aussi de nouvelles figures promises à un avenir spectaculaire : Julian Schnabel, par exemple. Le même sir Norman Rosenthal présentait l’an passé, pendant la Frieze Art Fair à Londres, à la Galerie Almine Rech, une exposition intitulée A New Spirit Then, A New Spirit Now 1981-2018, qui, de toute évidence, tissait des liens entre ces deux époques, montrant au fond une résistance de la peinture identique à trente-sept ans d’intervalle. Facétie du destin : le dîner qui suivit le vernissage de l’exposition londonienne eut lieu dans une salle du Arts Club de Londres (l’un de ces formidables clubs anglais sans grand équivalent dans le monde, et certainement pas à Paris) où étaient justement exposés des tableaux récents de Shara Hughes. C’est devant un grand paysage de Hughes que l’élégant sir Norman Rosenthal dîna, puis fit un discours exceptionnel durant lequel il expliqua sa fascination inchangée pour la peinture et, entre autres, que l’exposition A New Spirit in painting de 1981 ne comptait pas d’artiste femme, et à sa connaissance pas de gays ni de Noirs (The Art Newspaper commenta justement l’exposition avec ce gros titre : “A New Spirit of Painting makes a comeback (with one woman artist this time)” – il faut avoir bien peu de choses à dire sur la peinture pour se livrer à pareil décompte). Avec un sourire très british, Rosenthal conclut son discours par un joyeux “On ne pourrait plus faire ça aujourd’hui” – puis s’éclipsa brièvement pour, prétendit-il, aller chanter Lili Marleen au vernissage de Baselitz.