Les illuminations frappent souvent par surprise, et les révélations qui en découlent prennent parfois un tour encore plus imprévu. Xavier Veilhan a ainsi tout juste 10 ans lorsqu’il reçoit, via le Noël de l’entreprise de son père, l’album Hello ! de Status Quo, sorti en cette fin d’année 1973. Sur la pochette, le quatuor anglais est représenté saluant comme à la fin d’un concert, sous la forme de silhouettes légèrement gaufrées, en noir sur fond gris. Ce n’est pas l’artwork (ni l’album) le plus remarquable de l’histoire du rock, mais pour le jeune Xavier il aura suffi à éveiller, allez savoir pourquoi, le goût de longues fiançailles entre musique et arts visuels, rencontres dont il deviendra l’un des principaux entremetteurs. Plus de quarante ans après son émerveillement devant la pochette de Status Quo, c’est lui qui a donc été choisi pour représenter la France à la 57e Biennale de Venise, en mai prochain, avec notamment Christian Marclay pour commissaire, l’autre grand plasticien contemporain qui a choisi la musique comme fétiche et comme matériau d’explorations sensorielles. L’occasion était trop belle. Veilhan a donc décidé de mettre la musique à l’honneur tout au long des six mois que dure la Biennale, en créant une impressionnante structure troglodyte qui comprend un studio d’enregistrement, baptisé Studio Venezia. Celui-ci accueillera des musiciens invités à jouer, créer, enregistrer en groupe ou en solo, puis à emporter une trace de leur passage sous forme de disques durs pour faire vivre ailleurs que dans le cocon vénitien le fruit de ces heures de recherche et d’amusement.
Xavier Veilhan a décidé de mettre la musique à l’honneur tout au long des six mois que dure la Biennale, en créant une impressionnante structure troglodyte qui comprend un studio d’enregistrement, baptisé Studio Venezia.
Nicolas Godin du duo Air, Flavien Berger, Romain Turzi, Chloé Thévenin, Jonathan Fitoussi, Étienne Jaumet, Sébastien Tellier ou encore Alexandre Desplat figurent parmi ceux que Xavier Veilhan a conviés à un dîner un soir d’automne dans son atelier-studio du XXe arrondissement pour leur faire part de son souhait de les embarquer avec lui dans sa drôle de capsule Merzbau Musical, ainsi nommée en hommage au dadaïste Kurt Schwitters. Tous possèdent un lien plus ou moins visible avec l’artiste, soit parce qu’ils ont déjà travaillé avec lui comme Air (la pochette de leur album Pocket Symphony était signée Veilhan) ou Tellier, soit parce que leur travail résonne – voire raisonne en harmonie télépathique avec le sien. On s’amusera à y voir une forme de déterminisme du nom de famille, puisque tous louent la bienveillance de Xavier à leur égard, et pour les moins connus d’entre eux l’occasion qu’il leur a offerte de profiter de sa notoriété internationale dans un projet collectif, qui tient du miracle. Hormis le fantasque Sébastien Tellier ou le hollywoodien Alexandre Desplat, il faut dire que la plupart de ces musiciens choisis pour l’expérience sont plus volontiers des hommes et des femmes de l’ombre, des trafiquants du home studio, producteurs et metteurs en sons parmi les plus doués de leur époque. À ce titre, ils sont particulièrement sensibles à la démarche de Veilhan.
Dans sa recherche autour de la musique, l’artiste préfère mettre en lumière les artisans sonores plutôt que les superstars étoilées. “Ce projet de Venise, confirme-t-il, est basé sur ma fascination pour certaines tendances architecturales et pour l’univers de ce qui est lié au son en architecture et en design, depuis la forme d’un micro jusqu’à celles d’un haut-parleur ou d’un piano. La structure que j’ai imaginée possède un langage formel qui emprunte à la fois aux studios d’enregistrement des années 70 et à celui des architectes post-modernes de la même époque, tel le Frank Gehry des débuts. Le studio est devenu un instrument à part entière à partir des années 50, et il traverse aujourd’hui l’ère numérique avec de nouvelles possibilités qui entraînent presque sa disparition. Comme la Biennale dure six mois, je voulais aussi utiliser cette temporalité sur toute sa durée pour suggérer cette mythologie des enregistrements qui se déroulaient sur un temps long.” Avant même qu’on ait eu le temps de lui poser la question, Xavier Veilhan évoque, à travers cette installation monumentale, le prolongement de sa fameuse série de 2015 mettant les producteurs à l’honneur.
“Le studio est devenu un instrument à part entière à partir des années 50, et il traverse aujourd’hui l’ère numérique avec de nouvelles possibilités qui entraînent presque sa disparition.”
Après avoir célébré ses maîtres architectes à Versailles six ans plus tôt, le plasticien inaugurait pour une exposition à New York un nouvel inventaire personnel en créant des sculptures de grands producteurs d’après des scans en 3D, nécessitant donc la présence des modèles – ce qui éliminait les morts mais offrait une occasion de rencontrer ces autres architectes de l’invisible. “Les producteurs sont vraiment dans l’ombre alors que leur travail est dans la lumière, c’est ce qui m’intéresse. Pour certains, leur empreinte est tellement forte que c’est comme s’ils avaient inventé une couleur ou une texture, quelque chose que les gens n’arrivent pas à définir mais dans laquelle ils ont baigné. Ce pouvoir d’imprégnation de la société m’intéresse beaucoup.” Une vingtaine de producteurs se sont ainsi prêtés à leur immortalisation en résine, bois ou aluminium, et ce carré VIP de la mythologie des studios a de quoi donner le tournis. Du vétéran Quincy Jones aux plus jeunes Philippe Zdar ou Nigel Godrich, on retrouve à travers ces fétiches la plupart des cerveaux qui ont façonné la musique pop depuis son avènement au milieu du siècle dernier. Le sorcier jamaïcain Lee Scratch Perry, le paysagiste de l’ambient Brian Eno, le confesseur des dernières volontés de Johnny Cash, Rick Rubin, ou encore le maître de l’électro-disco Giorgio Moroder y côtoient certains de leurs enfants comme Daft Punk ou Pharrell Williams, et seul un mélomane éclairé comme l’est Veilhan pouvait convaincre toutes ces sommités de venir à lui. Dr. Dre, pourtant contacté par tous les canaux possibles, n’a, lui, jamais donné signe de vie. George Martin, le producteur des Beatles, avait donné son accord, mais il est mort avant d’avoir pu ajouter son nom à l’impressionnante liste des génies dont les collectionneurs s’arrachent désormais les statues.
Moins connue que la plupart de ces maîtres, Éliane Radigue possède toutefois elle aussi son avatar, qui figure cette honorable dame de 85 ans assise sur un fauteuil, mains et jambes croisées. Dans les années 50, celle qui était la compagne d’Arman fut proche du groupe de Nice, de Ben et d’Yves Klein, avant de se rapprocher des pionniers de la musique concrète, notamment de Pierre Henry, puis de développer une œuvre de recherche parmi les plus stupéfiantes de la musique contemporaine française. Elle est entrée dans la “galaxie Veilhan” (sa présence à Venise est annoncée) à la suite d’un concert donné à la Fondation Cartier auquel assistait le plasticien : “J’ai été complètement retourné par cette musique dont on ne sait pas exactement quand elle commence et quand elle s’arrête, un peu comme un avion qui atterrit et qui se met à rouler longtemps. J’aime aussi sa manière de faire pénétrer l’auditeur dans la matière sonore, c’est une musique que l’on ne peut pas écouter ailleurs qu’en concert ou dans une installation. Ça ne fonctionne pas sans son propre contexte, et c’est également ça qui me fascine.” C’est en prolongement de ces sensations liminaires que Veilhan conviera Éliane Radigue à une performance, Systema Occam, effectuée pour la première fois en 2013 à Marseille à l’occasion de l’ouverture du MAMO à la Cité radieuse, puis à Paris à la galerie Perrotin, au printemps 2015, dans le cadre de l’exposition Music, montée autour des différentes arborescences liées au son dans son travail. Une pièce pour harpe de Radigue, des statues de producteurs, des mobiles assemblant des sphères et d’autres objets symbolisant une traduction concrète de ses sensations musicales : l’expo était alors un état des lieux d’un rapport intime avec la musique qui file sur toute une vie/œuvre et dont Venise sera le prochain point de chute. “Je considère l’art comme un paysage, explique Veilhan. Or, regarder un paysage est culturel, c’est quelque chose qu’on apprend, mais personne n’en a conscience. On ne dit jamais que l’on n’a pas compris un clair de lune ou un coucher de soleil, alors que beaucoup de gens sont intimidés par l’art. En revanche, tout le monde possède un avis sur la musique, et je voudrais utiliser cette puissance de la musique comme une porte d’accès pour remonter vers le visuel.”
“On ne dit jamais que l’on n’a pas compris un clair de lune ou un coucher de soleil, alors que beaucoup de gens sont intimidés par l’art.”
En écoutant parler Xavier Veilhan, en le voyant évoluer parmi les jeunes musiciens, dont il semble préférer la compagnie à celle de ses semblables de l’art contemporain, on se (lui) pose cette question évidente : “Pourquoi n’est-il pas devenu musicien lui-même ?” “J’ai 53 ans, j’avais 15 ans quand le punk est arrivé, j’écoutais la musique essentiellement via la radio, et dans le punk il y avait une espèce de valeur absolue basée sur l’énergie, sur l’envie de prendre soi-même les choses en main et faisant fi de la technique ou du savoir. C’était valable aussi pour l’aspect visuel. The Clash sur scène, c’était aussi visuel que sonore. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai bifurqué vers l’art et non vers la musique, sans doute parce que je voulais construire des choses. Du coup, je cherche à approcher la musique mais sans être musicien, en restant à cette distance qui est celle du plaisir. De la même manière que l’on peut avoir envie de travailler dans un pays plutôt que d’y faire du tourisme, j’ai envie d’aborder la musique, de travailler autour d’elle, avec cette notion de désir et de plaisir.”
Le hasard a aussi voulu qu’il soit le contemporain d’une scène musicale qui, au tournant du nouveau siècle, allait faire résonner le son made in France partout dans le monde. Pour un artiste dont l’ascension passera aussi par une reconnaissance internationale, s’identifier à une génération de musiciens avec lesquels il pourrait créer de concert fut également un déclic déterminant. “Lorsque j’ai découvert L’Incroyable Vérité de Sébastien Tellier, il y avait quelque chose d’inattendu, comme la première fois où j’ai entendu Prince. Je me suis dit que ça ne correspondait pas du tout à mon goût, mais que ça allait me faire changer de goût.” Sébastien Tellier rencontre Xavier Veilhan à la Maison des arts de Créteil en 2006. La même année, d’autres collaborations au MAC VAL de Vitry et lors de la Nuit blanche confirmeront la totale fluidité esthétique qui existe entre le gourou barbu de la french pop et le plus sobrement vêtu plasticien. En représentant les deux membres du groupe Air sous la forme de figurines translucides pour la pochette de Pocket Symphony en 2007, la même année que leur performance commune – Aérolite, au Centre Pompidou –, Veilhan initiait une sorte de prototype miniature à sa série des Producers.
Autant d’amorces, de préludes de ce qui s’apprête à devenir, lors de la Biennale de Venise, une odyssée multisensorielle de haute volée. Parmi les artistes invités, certains s’imaginent y enregistrer un album (Turzi), d’autres comme Chassol – qui a déjà travaillé avec le plasticien en 2009 sur le documentaire Veilhan Versailles – aimeraient créer une sorte de cadavre exquis que chacun enrichirait lors de son passage. La plupart ne savent pas très bien où ils mettent les pieds, intimidés par le prestige de l’événement, mais Xavier Veilhan est là pour les mettre à l’aise et désamorcer le côté un peu sacré de ce genre de lieu. “Le pavillon doit avoir la fonction d’un réflecteur renvoyant quelque chose qui, par définition, va disparaître, l’expérience live, mais que l’on va pouvoir prolonger via une radio, des applications, des choses que l’on mettra en place pour que ça continue d’exister.” C’est, par capillarité, rebondissements, croisements et rencontres arrangées ou fortuites, par des cheminement secrets et des alchimies improbables, ce que ce bon groupe de bourrins de Status Quo aura assurément, et sans s’en douter le moins du monde, engendré de plus étonnant.
Biennale de Venise, du 13 mai au 26 novembre.