1. L’Homme invisible en 2020, l’emprise du patriarcat
Avec Invisible Man, véritable thriller psychologique, le cinéaste australien Leigh Whannell s’empare d’une légende vieille de 120 ans et accable davantage le personnage du romancier H. G Wells. Dans son ouvrage L’Homme invisible paru en 1897, Griffin, un brillant chercheur albinos, découvre une formule lui permettant de devenir invisible, mais peine à trouver un remède à sa condition. Dans la version 2020, l’homme imperceptible prend les traits cette fois-ci d'un certain Adrian Griffin, génie de l’optique devenu millionnaire, et pervers narcissique qui pourchasse sa femme Cécilia (incarnée par Elisabeth Moss). Au XXIe siècle, l’Homme invisible est un héros noir, forcément malintentionné, et son innovation technologique profondément égoïste le transforme en prédateur. Loin de la curieuse créature de 1897, l’Homme invisible est une bête sans scrupule, pur produit d’un patriarcat caricatural tentaculaire. À l’heure où chacun souhaite se montrer le plus possible, disparaître a évidemment pour objectif de manipuler sa propre image… et celle des autres. Avec Invisible Man (2020), le réalisateur Leigh Whannell s’approprie le mythe de l’Homme invisible et transforme le personnage en sociopathe dans un film perdu entre Hitchcock et Denis Villeneuve. Il suggère l’absence dans un plan fixe. L’homme, ou le monstre, est partout et nulle part à la fois.
“L'Homme Invisible” de James Whale, 1933.
2. L’Homme invisible en 1897, de l’expérience à l’assassinat
Réflexion habile à l’heure des luttes féministes pour les uns, fable post-MeToo convenue qui abandonne le champ de l’imaginaire pour les autres, l’Homme invisible de Leigh Whannell s’éloigne fortement de son ancêtre de 1897. À l’origine, Griffin est un scientifique qui dissimule son visage sous des bandes blanches et ses yeux derrière de grosses lunettes noires. Sa première intention est d’être vu, d’exister. Il subit sa condition, refusant toute empathie de la part des autres. D’autant que son invisibilité reste un secret. Dans le film fantastique de James Whale de 1933, adaptation directe du roman de 1897 (l'écrivain Wells, comblé, lui enverra même une lettre de remerciements), l’Homme invisible, barricadé dans une auberge du sud de Londres, est un nouveau Frankenstein (d'ailleurs, le cinéaste avait justement signé Frankenstein deux ans plus tôt) : le malheureux scientifique souhaite retrouver sa condition d’homme, mais enchaîne les échecs, ce qui le pousse à accepter puis à dompter son invisibilité. Son handicap devient un élément de pouvoir. Griffin devient fou. Les larcins virent aux meurtres. Déjà à l’époque, le cinéaste James Whale manie les silences et l’absence. Son personnage de science-fiction fascine le public. Mais les scientifiques voient rouge. Selon eux, ne pas être vu, c’est ne pas voir, et un homme invisible serait forcément aveugle… Dans ce récit tragique, l’Homme invisible perd pied à cause de sa puissance.
3. L’Homme invisible, un manipulateur infréquentable ?
En 2019, la série The Boys, adaptée du comics éponyme, met aussi en scène l'Homme invisible. À présent, il est quasiment invulnérable, arrogant et manipulateur. Membre d’une clique de super-héros malveillants, son seul fait d’armes reste le harcèlement sexuel: il se dissimule dans les toilettes des femmes pour observer ses collègues. Un personnage qui n’est pas sans rappeler celui de la Ligue des gentlemen extraordinaires, une bande dessinée signée Alan Moore et Kevin O’Neill, dans laquelle de célèbres personnages de roman – du Capitaine Nemo de Jules Vernes au docteur Jekyll de Robert Louis Stevenson – forment un ligue de justiciers. L’Homme invisible en fait partie. Mais il est un traître et un violeur. Là encore, son pouvoir est devenu un vice.
Plus tôt, en 2000, c’est le cinéaste Paul Verhoeven qui s’attaque au personnage avec L’homme sans ombre (2000). Sebastian Caine (Kevin Bacon) devient invisible à son tour, mais, obsédé par son pouvoir, plonge dans la folie. Ce récit malsain et diabolique, presque sadique, a été pensé selon le scénariste du long-métrage Andrew W. Marlowe comme “une fable sur un personnage charismatique que les lois de la société tiennent en échec. On assiste à ce qui se passe en lui tandis qu'il est peu à peu libéré de ces contraintes – exactement comme il est dépouillé couche par couche de son enveloppe corporelle.”
“Invisible Man” de Leigh Whannell (2020).
4. L’Homme invisible, un homme seul et nu
L’Homme invisible serait donc dépouillé de son enveloppe corporelle. Fait intéressant, l’Australien Leigh Whannell est l’un des rares à avoir habillé son personnage. Celui qui harcèle l’actrice Elisabeth Moss porte une combinaison noire dernier cri dotée de petites caméras lui permettant de disparaître à sa guise. Souvent, l’Homme invisible est intégralement nu. Une étrange forme d’exhibitionnisme qui consiste à se montrer devant ceux qui ne peuvent nous voir. Cette caractéristique poussera James Whale à commettre une erreur dans son long-métrage de 1933 puisque, dans une scène, une empreinte de chaussure apparaît dans la neige alors que c’est la forme d’un pied qui aurait dû se matérialiser… L’Homme invisible s’autorise-t-il les vices parce qu’il n’a plus rien à cacher, plus rien à perdre ? Celui qui, paradoxalement, se dissimule en permanence, renoue souvent avec l’intimité dès lors qu’il est démasqué. À chaque reprise, les réalisateurs s’offrent le plaisir de filmer une lutte avec un personnage translucide, peut-être la métaphore suprême de la folie ou de l’homme toxique et dangereux. Un homme qui est toujours là, sans jamais vraiment l’être.