Loucia Carlier a 26 ans. Comment se projette-t-on aujourd’hui en tant qu’artiste dans une société où l’art, dans les médias, apparaît de plus en plus comme une marchandise, ou comme un actif financier parmi d’autres ? Comment se positionner dans un marché où le jeunisme est passé de mode ? Ces questions sont-elles pertinentes pour la nouvelle génération ? C’est ce que nous avons cherché à savoir en interrogeant Loucia Carlier, ancienne étudiante des Arts-Déco et de L’École cantonale d’art de Lausanne [ÉCAL]. Lors de sa dernière exposition au 45b rue Ramponeau, à Paris, qui sera également présentée à la foire Artgenève, elle offrait au regard du public une énorme fresque en similicuir entre science-fiction et références médiévales. L’oscillation entre passé et futur est permanente dans le travail de Loucia Carlier. Les matières qu’elle utilise pour ses sculptures sont marquées par la technique de l’empreinte, procédé quasi préhistorique qui est la plus vieille manière au monde de fabriquer des images. Ses pièces, qui se veulent aussi parfois utiles (petite étagère ou siège...), servent également de supports de présentation dévolus à la revue Klima, à laquelle elle collabore. Entre savoirs militants, études de genre et science-fiction féministe, cette revue souhaite rendre accessibles certaines recherches universitaires non visibles. Décolonisation, climat et politique irradient le travail de cette artiste que nous avons rencontrée à Lausanne.
Numéro : Quelles sont les utopies qui peuvent encore porter une jeune artiste ?
Loucia Carlier : Le marché n’a pas totalement brisé les utopies des artistes. Je crois beaucoup à la mise en œuvre d’actions collectives. Même si ça ne résout pas la précarité des artistes, le collectif génère un modèle démocratique utopique au travers duquel ces questions sont constamment posées. Je fais moi-même partie d’un collectif (axaxaxa mixed media) qui regroupe autant d’artistes que de musiciens, de graphistes et de photographes, et qui, lorsqu’il trouve les moyens d’agir, décuple les forces individuelles.
Vous avez récemment exposé une installation au 45b rue Ramponeau, à Paris. Vous allez ensuite la présenter dans le cadre de la foire Artgenève. Pourriez-vous nous décrire ce projet ?
Les pièces ont été réalisées dans le cadre du lancement du magazine Klima, auquel je collabore et dont le premier numéro s’articulait autour de la science-fiction. Il présentait l’utopie comme une nécessité politique, un encouragement à opérer des changements sociétaux en abordant différentes notions comme la figure du cyborg, l’afrofuturisme, la fin du monde et les nouvelles technologies à travers des artistes qui me sont chers comme Anna Solal, Dora Budor, Kapwani Kiwanga... Les pièces que j’ai proposées prenaient appui sur le thème de la science-fiction d’une façon assez littérale, avec, notamment, la construction d’un vaisseau inspiré des premiers décors des films de Georges Méliès, auquel s’ajoutait une sorte de tapisserie en cuir qui faisait écho à la fameuse bibliothèque du film Interstellar, mais dans une version médiévale où s’organisaient les références au genre
SF depuis sa genèse, en croisant de multiples folklores.
Vous faites partie de la génération née avec Internet. De quelle façon cela vous influence-t-il ?
L’un des avantages d’Internet est d’avoir connecté les générations. L’espace virtuel dans lequel on se déplace est vertigineux et se confond tout le temps avec la réalité, il n’y a plus vraiment de cloisonnement. Auparavant, quelques individus étaient capables à eux seuls d’emmagasiner tout le savoir du monde. On se trouve désormais face à un système qui se développe tellement vite que personne ne sera jamais capable de l’englober totalement. Je crois qu’Internet m’a fait grandir en m’obligeant à être constamment déconcentrée, et cela a forcement impliqué un rapport un peu plus horizontal aux choses. Dans mon travail, par exemple, se croisent constamment différentes références, différents objets, époques et images, qui proviennent en partie d’Internet et que je viens gaufrer et imprimer à la surface de mes pièces. Cela ressemble à une compression du temps où la hiérarchie de valeurs de l’information n’a plus vraiment d’importance. Certains artistes du Net art l’ont bien compris et se sont remarquablement emparés de la question.
Vous êtes dans le comité de rédaction de la revue Klima...
La revue Klima a pour objectif de démocratiser le monde de la recherche et de le mettre en relation avec celui de la création artistique contemporaine. Des artistes et chercheur.e.s sont invité.e.s à réfléchir autour d’une thématique. On essaye de donner la parole à des individus conscients, créatifs et singuliers dans le but de refléter une époque et ses questionnements. On publie des sujets qui touchent autant à l’art contemporain qu’à la sociologie, à l’anthropologie qu’aux études de genre, etc. L’idée, c’est de garder une certaine transversalité, on reste à la croisée de l’art et des savoirs universitaires et/ou militants.
Vous sentez-vous proche d’un groupe d’artistes ?
Je me sens proche de mes amis. Ce sont des gens très actifs et créatifs qui sont capables de faire mille choses en même temps. Notre génération développe le don d’ubiquité et je me sens proche d’elle pour ça. Parallèlement, je crois qu’on assiste à un réveil politique qui se répand dans le champ artistique. Il semble être plus subtil et peut-être moins frontal qu’avant et va à contre-courant de la rapidité du monde dans lequel on grandit.