Depuis 2005, toutes les années impaires, en novembre, Performa s’empare de la ville de New York pendant trois semaines. Fondée par RoseLee Goldberg, historienne de l’art et curatrice, la manifestation a joué un rôle essentiel dans le développement récent de la performance, aujourd’hui considérée comme un médium artistique à part entière – et non comme un divertissement proposé, en marge de leur pratique “sérieuse”, par des plasticiens et des chorégraphes. Mêlant des commandes exclusives et des reprises d’œuvres historiques, la biennale déploie plus d’une centaine d’événements qui s’étendent sur tout le territoire new-yorkais, dialoguant autant avec l’architecture de la ville qu’avec son paysage sociétal. Elle démontre aussi la capacité que possède la performance, moins rigide que le théâtre, à réagir de façon rapide à l’air du temps, à cristalliser les questionnements de l’époque pour les rendre infiniment présents, presque palpables. Cette année, la chorégraphe Cecilia Bengolea s’associe à Michèle Lamy pour une pièce mettant en scène aussi bien des danseurs de différents styles que des boxeurs.
De son côté, l’artiste Ed Atkins ressuscite sa performance A Catch Upon the Mirror, tandis que Korakrit Arunanondchai, connu pour son utilisation subversive des images numériques, a été invité à imaginer une œuvre spécialement pour Performa 19 à travers laquelle il continuera à explorer la façon dont les technologies de production d’images entrent en résonnance avec la culture animiste et bouddhiste de la Thaïlande. Autour de l’église de Harlem, Together reconstituera le rituel du ghost cinema : dans les années qui ont suivi la guerre du Vietnam, l’armée américaine organisait, dans les forêts thaïlandaises, des projections de films qui étaient interprétées à l’époque par la population locale comme des manifestations des esprits. À travers cette œuvre immersive, Korakrit Arunanondchai entend évoquer l’histoire de son pays et les différents putschs militaires qui l’ont émaillée. Deux autres projets, le premier du Suédois d’origine palestinienne Tarik Kiswanson, et le second du Français Paul Maheke avec la musicienne belgo-congolaise Nkisi, s’attachent à décrire l’espace interstitiel généré par le déplacement, la migration. Pour sa part, la chorégraphe Maria Hassabi collabore avec l’artiste Nairy Baghramian qui revisite l’histoire de l’architecture et du design en corrélation avec la question du genre. Le curateur Charles Aubin nous livre quelques clés au sujet de ces œuvres à voir absolument.
Numéro : Tarik Kiswanson et Paul Maheke ont pour point commun d’évoquer une conscience liée à la diaspora. Comment se manifeste-t-elle dans leurs performances ?
Charles Aubin : Tarik est né en Suède, dans une famille palestinienne en exil, et vit maintenant à Paris. Paul, qui est d’origine congolaise par son père, est né et a grandi en France. Il vit maintenant à Londres. Ces deux artistes parlent de cet état de déplacement, et aussi de la possibilité de circuler entre différents contextes. Mais leurs œuvres ne sont pas de simples monologues autobiographiques, elles opèrent une sorte de décollement. Je pense au motif du tissage (textile mais aussi de mots) chez Tarik, et, dans le travail de Paul, aux systèmes de jeu d’apparition et de disparition de son propre corps. Tous les deux cherchent des formes qui interpellent le public.
Les pièces que présentent tant Paul Maheke et Nkisi, que Tarik Kiswanson, ont été montrées précédemment. Comment seront-elles adaptées pour Performa 19 ?
Chaque pièce sera spécialement adaptée pour New York, autant à l’architecture du lieu choisi qu’au contexte socioculturel de la ville. Par exemple, le son de Sènsa, présenté à l’Abrons Arts Center, est produit par les vibrations architecturales du bâtiment, que la musicienne Nkisi traite en direct. Pour Tarik Kiswanson, le projet prend une tournure très locale : sa distribution est composée à 100 % de jeunes New-Yorkais et New-Yorkaises de 11 ans environ, venant des cinq arrondissements de la ville, tous d’origines sociales et ethniques très diverses, et avec lesquels il développe de nouvelles séquences. Nous ne sommes pas dépendants d’un lieu (théâtre ou espace de galerie) qui standardiserait le format de nos productions. Nous circulons dans toute la ville. Nous présentons la pièce de Maria Hassabi et Nairy Baghramian dans une maison vide de la Cinquième Avenue, juste en face du Met. Et, dès le départ, Maria et Nairy ont décidé de jouer de cette ambiguïté entre site “domestique” et lieu de représentation.
Dans cette œuvre, Maria Hassabi vient animer une installation de Nairy Baghramian, de quoi s’agit-il ?
Ce n’est pas tant “animer” qu’engager une conversation. Leurs œuvres ont de grandes correspondances formelles, néanmoins chacune reste dans son champ d’action : Nairy ne danse pas et Maria ne crée pas d’objets. Elles s’emparent ensemble du contexte “domestique” d’une maison, pour en jouer. Les spectateurs déambulent dans les étages vides autour des danseurs et des danseuses de Maria et des œuvres de Nairy. L’œuvre plante ici et là des images et des associations qui génèrent un imaginaire. Nairy revisite une œuvre qu’elle avait réalisée en 2009 avec l’architecte d’intérieur Janette Laverrière, qui ironise sur l’histoire très masculine de l’architecture moderne du xxe siècle. Nairy y avait introduit sa collection d’images de pin-up, prises par l’architecte italien Carlo Mollino. En creux, Nairy, Laverrière et Mollino posent la question des fantasmes qu’on s’autorise dans son espace privé. Le travail de la chorégraphe Maria Hassabi, lui, est fait de suspensions. Ces dernières années, il est devenu de plus en plus “incarné”, voire sensuel. Maria apporte cette dimension à la pièce.
Maria Hassabi impose aux mouvements des performeurs une lenteur radicale. En quoi fait-elle écho à la pratique sculpturale, et à la critique architecturale, de Nairy Baghramian ?
La pratique de Maria crée un espace à la limite de la danse, de la sculpture et des images. Dans le mouvement lent qui mène d’une pose à une autre, une centaine d’autres images s’impriment sur la rétine. Elles évoquent un imaginaire, mais ne sont pas prescriptives. Chez Maria, l’abstraction est ouverte, de la même manière que chez Nairy. Leurs œuvres s’offrent au public, mais elles lui demandent également d’agir, de faire un travail, de se déplacer et d’engager son corps.
Performa 19, du 1er au 24 novembre à New York, www.performa-arts.org