On le connaît pour ses corps déformés, ses figures aux frontières de l’humain et du monstre, ses portraits inquiétants semblant faire apparaître la chair, les muscles et le sang… Francis Bacon est l’un des peintres figuratifs les plus célèbres et identifiables du XXe siècle, reconnu notamment pour avoir su proposer un autre regard sur l’être humain, dévoilant son intériorité psychique et pulsionnelle plutôt qu'attaché au réalisme de son apparence. Jusqu’au 24 janvier prochain, le Centre Pompidou consacre une rétrospective historique à cet artiste britannique, riche d’une impressionnante sélection de tableaux dont certains n’avaient encore jamais été exposés en France.
Intitulée Bacon en toutes lettres, cette exposition revient sur la passion de Bacon pour la littérature à travers sept ouvrages fondamentaux. Elle est également l’occasion de découvrir un centre d’intérêt majeur de l’artiste, dont ses tableaux illustrent l’influence : la mythologie. Retour en trois points sur cette obsession particulièrement féconde.
Les Furies, allégories de la vengeance et de la fatalité
Dans un décor épuré réveillé par des pigments orange vif apparaissent trois créatures effrayantes et difformes, ne possédant de l’être humain que quelques membres : des bouches pourvues de dents, une oreille, une chevelure, des cous ou encore les reliefs d’une cage thoracique. Réparties en trois panneaux, ces figures composent Trois études de figures au pied d’une Crucifixion réalisé par Francis Bacon en 1944, considéré par l’artiste comme sa première œuvre véritable. Bien qu’il ne soit encore qu’au début de sa carrière, on retrouve dans ce triptyque les éléments clés qui feront sa peinture : la trinité, la déformation des corps, l’expression crue de la douleur liée à la condition humaine et… l’inspiration des mythes.
Francis Bacon propose ici sa propre interprétation des Érinyes, qui lui inspirent l’expression de la vengeance, de la souffrance et de la fatalité.
Si les références du peintre britannique à la mythologie grecque ne seront pas toujours assumées, elles sont clairement énoncées pour cette œuvre précise : ici, l’artiste représente les Érinyes, appelées aussi Furies, divinités vengeresses provenant tout droit des Enfers. Aux nombres de trois, celles-ci poursuivent de leurs torches enflammées et de leurs fouets les mortels ayant commis des crimes irréparables pour les torturer jusqu’à la folie. Puisant dans l’Orestie d’Eschyle, l’un de ses ouvrages de référence, et la pièce The Family Reunion de T. S. Eliot, Francis Bacon propose ici sa propre interprétation de ces créatures allégoriques qui lui inspirent l’expression de la vengeance, de la souffrance et de la fatalité. Après le décès de son amant George Dyer en 1971, Bacon représentera à nouveau les Érinyes à plusieurs reprises, jusqu’à réaliser un nouveau triptyque référençant explicitement L’Orestie en 1981.
Éros et Thanatos, Apollon et Dionysos : les dualismes en tension
Francis Bacon, “Oedipus and the Sphinx after Ingres” (1983) © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved /Adagp, Paris and DACS, London 2019 © The Estate of Francis Bacon. All rights reserved. DACS/Artimage 2019. Photo: Prudence Cuming Associates Ltd
Francis Bacon, “Triptych [panneau du milieu]” (1970) © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved /Adagp, Paris and DACS, London 2019 © The Estate of Francis Bacon. All rights reserved.DACS/Artimage 2019. Photo: Hugo Maertens
Face aux toiles de Francis Bacon, un mot vient à l’esprit : pulsion. Et c’est bien l’expression picturale de la pulsion, au sens psychanalytique du terme, qui a fait toute la virtuosité de l’artiste. Mais la tension ambiguë qui régit ses toiles se retrouve principalement dans l’interaction entre deux forces opposées, théorisées par Freud : la pulsion d’amour, érotique et procréatrice, et la pulsion de mort, douloureuse et destructrice. Dans la mythologie grecque, la première est incarnée par Éros (ou Cupidon), fils d’Aphrodite et dieu de l’amour, tandis que la seconde est incarnée par Thanatos, funeste allégorie conduisant les mortels vers les Enfers. Chez Bacon, ces deux forces se retrouvent dans l’intrigante fusion de certaines figures, dont la rencontre des corps peut aussi bien signifier un rapport sexuel passionné que la violence d’un combat physique. Sur le plan des couleurs, on les décèle aussi dans la prédominance des tons rouges, évoquant le sang et la passion, blancs, évoquant le sperme et le squelette, et noirs, signifiant les ténèbres de la mort.
Chez Bacon, ces deux forces se retrouvent dans l’intrigante fusion de certaines figures, dont la rencontre des corps peut aussi bien signifier un rapport sexuel passionné que la violence d’un combat physique.
Bien que chaotiques, dégoulinantes voire répugnantes, les formes et figures peintes par Francis Bacon s’inscrivent toujours dans un cadre bien défini : des lignes pures et des formes géométriques – cercles, carrés, rectangles – et un arrière-plan dépouillé structurent la toile comme pour y mettre de l’ordre. Car au-delà des pulsions, les toiles de Bacon sont également porteuses d’un autre dualisme : celui entre Apollon et Dionysos. Tous deux divinités olympiennes de la mythologie grecque, le premier est le dieu de la lumière, des Arts et de la beauté, tandis que le second est le dieu du vin, de l’ivresse et des excès divers. Dans son ouvrage La Naissande de la tragédie, qui inspirera beaucoup Bacon, le philosophe allemand Nietzsche oppose ces deux divinités en distinguant un dialogue équilibré entre deux esthétiques : celle de l’ordre, de l’harmonie et de la beauté – l’apollinien –, et celle du chaos, de la démesure et de l’insaisissable – le dionysiaque.
Le taureau, figure du sacré
C’est en voyageant dans le sud de la France et en Espagne que Francis Bacon découvre un spectacle qui deviendra une source d’inspiration : la corrida. Fasciné par cette lutte cruelle entre l’Homme et l’animal au cœur d’une arène, le peintre y voit un rituel introduisant l’acte sexuel qui reste gravé dans sa mémoire. Les écrits de son ami le philosophe Michel Leiris sur la tauromachie rejoindront le regard du peintre, décrivant ce spectacle comme un idéal artistique empli d’une importante dimension sacrée.
Demeurant plus discret que l’être humain dans les tableaux de Bacon, le taureau s’y invitera donc tout de même à plusieurs reprises au sein du décor de l’arène. Réalisé un an avant la mort du peintre à Madrid en 1992, Étude d’un taureau représente le mammifère comme une figure fantomatique apparaissant dans un halo presque divin. On peut voir dans cette représentation un écho au rôle symbolique de l’animal dans la mythologie grecque : le dieu Zeus se métamorphose en taureau lorsqu’il cherche à séduire la princesse Europe, le monstre hybride Minotaure découle de l’union d’une femme avec un taureau… L’animal a également une place sacrée dans la mythologie égyptienne, où il évoque avec la vache la fois la force, la fertilité et la puissance sexuelle – des qualités que l’on retrouve régulièrement dans les figures peintes par Francis Bacon.
Bacon en toutes lettres
Exposition du 11 septembre au 20 janvier
Centre Pompidou, Paris 4e.