L’ouverture de l’antenne parisienne de la méga-galerie David Zwirner était l’un des événements les plus attendus de cette FIAC. La presse et le milieu de l’art français aimeraient y voir le signe d’une redistribution des cartes : Paris supplantant l’hégémonie artistique londonienne, Brexit aidant. Certes, le symbole est fort, mais les têtes de cordée suffisent-elles à créer un écosystème ? Le cercle des collectionneurs français, plus restreint que celui de Londres, suffira-t-il à absorber l’offre de plus en plus pléthorique des Thaddaeus Ropac, Gagosian, Perrotin, et désormais Zwirner, en attendant l’arrivée prochaine de Hauser & Wirth et Whitecube ? Rien n’est moins sûr.
“L’Europe continentale connaît la plus forte densité d’institutions artistiques au monde, musées ou Kunsthalle.” David Zwirner
David Zwirner, lui-même, lors de l’inauguration de son espace parisien, ne y trompait pas, visant clairement le marché européen : “L’Europe continentale connaît la plus forte densité d’institutions artistiques au monde, musées ou Kunsthalle”, se félicitait-il. Et puisque l’heure est à la comparaison, il n’est pas certain que le réseau parisien, porté par le Centre Pompidou et le Palais de Tokyo, soit de taille à rivaliser avec la dynamique – et surtout l’audace – des nombreuses institutions britanniques, publiques ou privées : Tate Modern, Serpentine, Whitechapel Gallery, ICA, Hayward Gallery, Barbican Center…
David Zwirner n’a donc pas l’intention d’abandonner Londres ni de venir défendre à Paris, plus que de raison, la scène française. D’ailleurs, le marchand aurait eu peine à présenter un artiste français pour son exposition inaugurale : aucun ne figure sur la liste de la soixantaine d'artistes qu’il représente. Ce qui en dit long, soit dit en passant, sur l’influence de la France à l’international. Pour ce premier show, le choix s’est donc porté sur l’Américain Raymond Pettibon qui n'a pas eu d'exposition à Paris depuis 1995. La galerie assume ainsi clairement son identité made in USA, appuyée par la présentation – dans d’autres salles de la galerie – de nombreux autres artistes américains : le très trendy Josh Smith, l’incontournable Jeff Koons, une peinture figurative d’Alice Neel, ou une sculpture de Carol Bove (qui bien que née en Suisse a grandi en Californie). Paris redeviendra-t-elle une place forte de l’art grâce aux artistes américains ?
Paris redeviendra-t-elle une place forte de l’art grâce aux artistes américains ?
Raymond Pettibon, “No Title (This being the...)”, 2019 © Raymond Pettibon Courtesy the artist and David Zwirner.
Raymond Pettibon, “No Title (The Rainmaker),”, 2019 © Raymond Pettibon Courtesy the artist and David Zwirner.
Quoi qu’il en soit, l’exposition de Raymond Pettibon propose une expérience visuelle magistrale avec laquelle aucune photo ou post Instagram ne pourra rivaliser. L’artiste de 62 ans occupe l’espace principal, sous la verrière, de ce qui fut autrefois la mythique galerie Yvon Lambert. Ses dizaines de dessins réalisés à l’encre et de peintures sur papier forment comme un carnet de croquis, ou plutôt un fanzine (puisque Pettibon en a réalisé dès les années 70), qui se serait explosé sur les murs de la galerie. On y retrouve toute l’iconographie du peintre et dessinateur : le comics, Gumby (le personnage du dessin animé de son enfance), le base-ball et ses joueurs mythiques, les présidents américains ou les dictateurs du XXe siècle, les gangsters, le surf et les animaux… L’effet est étourdissant : des voix accaparent l’attention de toutes parts. À cela, l’artiste a ajouté, comme à son habitude, des phrases écrites à la main sur certains dessins, tirées pour certaines de grands auteurs historiques (Henry James) ou de références personnelles.
Pettibon est-il ce surfeur qui tenterait de prendre la vague sociale – le paysage social et culturel américain – pour la défier autant que la maîtriser ?
L’effet déconcertant a une vertu immédiate : il détourne le cerveau de son cheminement classique et rationnel. Impossible de trouver un sens univoque à l’image, ni à la phrase qui l’accompagne. Pettibon invite ainsi à faire l’expérience d’un flux : flux d’images et de mots (on ne s’étonnera pas qu’il utilise Twitter comme un espace de création) qui correspond parfaitement à notre époque. L’un des motifs récurrents de Pettibon est sans surprise la vague (et la figure du surfeur), dont nous avons un magnifique exemple chez Zwirner. Le trait est comme toujours urgent, d’une violence et d’une audace hallucinante. Pettibon est-il ce surfeur qui tenterait de prendre la vague sociale – le paysage social et culturel américain – pour la défier autant que la maîtriser ? Tout en ayant conscience de sa propre insignifiance face à un phénomène plus grand que lui…
La galerie cite à ce sujet l’historien Ulrich Loock : “L’image du surfeur, seul sur une vague déferlante, confronté à un immense mur d’eau, nous donne à voir la scène première de l’expérience sublime [ce mélange d’attraction et de répulsion qu’éprouve l’homme face aux manifestations furieuses de la nature, un sentiment de sidération et de solitude face à ce qui est plus grand que lui]. Mais le surf implique aussi le dépassement agressif des forces de la nature… dans lequel l’esprit reconnaît l’insignifiance du corps face à la nature.” Chez Pettibon, il semble qu’il suffirait de remplacer “nature” par “société”.
“Nous vivons dans une époque où nous ne devrions pas succomber à l’injonction de tout prendre au sérieux.” Raymond Pettibon
L’artiste développe ainsi une forme de satire et critique sociale dans la grande tradition des caricaturistes du XVIIIe et du XIXe siècle (Gustave Doré, Honoré Daumier) comme lorsqu’il dessine le héros de l’Amérique virile John Wayne sous les traits de la ridicule figure de Gumby – espèce de concombre sur pattes. Le paysage social et culturel de l’Amérique s’entremêle à la littérature, à l’histoire de l’art, à la philosophie ou au sport, pour mieux exprimer un monde où ces diverses catégories ne sont pas autonomes, mais où, bien au contraire, elles s’influencent les unes les autres : le religieux empiète sur la pop culture, des figures de la pop culture sont très souvent des revivals de figures religieuses.
Plus poignant, la série de cœurs saignants formés de filets bleus, rouges ou noirs nous porte vers l’introspection. Sur l’un deux, on peut lire : “A pang abided in my breast” : “un coup supporté par mon cœur.” Mais, comme l’expliquait l’artiste à Interview,il y a quelques années : “Nous vivons dans une époque où nous ne devrions pas succomber à l’injonction de tout prendre au sérieux.” Pettibon s’est déjà félicité d’ailleurs, sur Twitter et en interview, que son chien ait pissé sur ses dessins. “Cela a doublé leur valeur.”
Frenchette de Raymond Pettibon, du 16 octobre au 23 novembre 2019, galerie David Zwirner, 108 rue Vieille-du-Temple, Paris.