Evgenia Citkowitz : Étudiant, vous plongiez déjà dans l’argile, dans une sorte de lutte qui constituait l’événement principal de votre œuvre. Aujourd’hui, ce combat est plutôt devenu une forme de rituel dans votre processus de création. Cela ne transparaît d’ailleurs pas nécessairement dans l’œuvre achevée.
Thomas Houseago : Mes premières vraies œuvres, je les ai réalisées à 18 ou 19 ans, quand j’étais au Jacob Kramer College of Arts de Leeds [aujourd’hui le Leeds College of Art and Design]. J’ai commencé par des performances, qui impliquaient de brûler des trucs, sauter dessus, m’en recouvrir entièrement. Souvent, elles aboutissaient à des objets, à la naissance de choses matérielles. D’une certaine façon, il s’agissait d’actions qui nécessitaient des objets, eux-mêmes requé- rant des matériaux. Et à cette époque, j’envisageais véritablement mon corps comme l’un de ces matériaux. Mes premières sculptures étaient des “restes” de performances. Lorsque je suis parti à Londres, en 1991, je me suis davantage intéressé à une sculpture plus libre, et l’idée que la performance était une action nécessaire à sa réalisation est passée chez moi au second plan – même si cette idée ne m’a jamais quitté. Arrivé à Los Angeles, je me suis énormément investi dans l’objet sculptural en tant que tel, presque à en perdre la notion de mon propre corps. Toutes mes actions tendaient de façon quasi compulsive vers un seul but : celui de fabriquer des objets.
Votre sculpture Cast Studio [Atelier de plâtre], présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, évoque un paysage primitif, archaïque. Une sorte de protothéâtre aussi : des chaises ossifiées attendent le visiteur, une plate-forme noueuse se soulève pour former une sorte de scène, cette tranchée profonde pourrait être celle d’une place forte, d’un lieu de repos ou d’incarcération. Votre compagne, Muna El Fituri, a documenté votre processus créatif dans une incroyable série de photographies et de films où l’on vous voit tomber, vous colleter avec l’argile, relâcher son étreinte, pour finalement la soumettre à coups de poing. Quelles sont les origines de Cast Studio ?
L’œuvre représente à la fois un saut dans le passé et une avancée. Elle trouve son origine dans mes premiers contacts avec les maté- riaux : jouer dans un bac à sable, ou avec de la boue, trouver de la terre glaise, confectionner des objets. À bien des égards, Cast Studioconstitue une sorte de régression, un retour vers ces premières ex- périences haptiques, tactiles. Mais en même temps, c’est une œuvre qui parle de ce qui se passe dans ma vie actuellement. Ma collabo- ration avec Muna est nettement plus aboutie dans cette pièce. Lorsque je l’ai rencontrée, nous avons commencé à collaborer de façon très étroite. Nous nous sommes mis à nous observer de près. Je me suis de nouveau intéressé aux actions qui entourent l’objet – à la nature de l’atelier, ceux qui y entrent, mes méthodes de travail, le type de gestes nécessaires à ce travail. À bien des égards, cette idée de filmer et de photographier le processus de création de la sculpture, qui allait devenir la pièce finale, est née du dialogue que Muna et moi entretenions depuis des années. Muna travaillait à ses propres pho- tographies dans l’atelier, m’observait, documentait mon travail, et nous discutions ensemble pour comprendre d’où venait l’œuvre, où allaient se loger certaines obsessions ou certains maniérismes. En un sens, Cast Studio est né de ces discussions. Cette œuvre exprime ma conception actuelle de ce qu’est la sculpture, la façon dont l’œuvre interagit avec ceux qui la regardent – le fait qu’en réalité, une sculpture est le lieu de rencontre de beaucoup d’autres choses. C’est le reflet, en plus grand, de l’idée même de l’atelier, ce que je voudrais que mon lieu de travail puisse être : ce genre de communauté qui existe dans ma vie aujourd’hui, qui fait partie de mon lieu de création. C’est aussi une façon de traiter les données de ma propre expérience somatique, l’expérience de mon corps.
Vous avez fait appel pour Cast Sudio à votre famille [Abe et Bea Houseago] et vos amis [les artistes Karon Davis, David Hockney, J.-P. Gonçalves de Lima, Lorna Simpson, Marco Perego, le cinéaste Florian Henckel von Donnersmarck, la juriste Christiane Asschenfeldt, les curateurs et directeurs de musées Caroline Bourgeois, Fabrice Hergott, Olivia Gaultier-Jeanroy, Michael Govan, les musiciens Flea, Kamasi et Rickey Washington, Arrietta Woods, les acteurs Brad Pitt, Zoe Saldana, Julian Sands, la poétesse Robin Coste Lewis...] dont vous avez recueilli les réactions.
À mesure que nous avancions, Muna et moi, je me suis mis à examiner ses clichés. Je me suis vite rendu compte que ces images étaient très puissantes, chargées de références, de résonance. Elles ont commencé à faire avancer l’œuvre et en quelque sorte à en prendre le contrôle. Je me mettais parfois à agir en réponse aux photographies de Muna. À certains moments, elle me dirigeait, à d’autres, c’était moi qui lui demandais de me photographier d’une certaine façon. À travers ces rôles successifs (artiste et modèle, réalisateur et acteur, regardé et regardant, avec des instants de réelle intimité, d’autres où je jouais délibérément devant l’objectif, mais aussi des moments de labeur – l’acte physique de réalisation), il devenait clair que tout ces éléments faisaient partie intégrante de l’œuvre. J’ai pris conscience que certes, mon corps avait une réelle importance et que mes actions occupaient une place centrale, mais que l’idée-même de l’œuvre prenait le relais d’une manière étrange. Le vrai basculement, ça a été le jour où Karon Davis est passée me voir à l’atelier avec son fils, Moses. Soudain, Moses a sauté dans la sculpture et s’est mis, de façon totalement intuitive, à accomplir les gestes que j’avais faits moi-même peu de temps auparavant. Il voulait s’y enfouir. Il voulait s’élancer de la scène. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris que l’œuvre allait contenir davantage que mes propres gestes, davantage que mon seul corps, et plus que la dynamique que nous avions instaurée à deux avec Muna. J’ai commencé à m’éloigner de l’idée que j’en serai l’unique auteur et performeur. Au début de cette même année 2018, il m’était venu une première image. Le seul que j’avais imaginé intervenir dans cette œuvre, c’était Julian [Sands]. Je l’avais vu dans un film sur la Spiral Jetty [l’œuvre de land art de Robert Smithson réalisée en 1970 sur les bords du Great Salt Lake, dans l’Utah]. On le voyait marcher sur la jetée en spirale. Ça m’avait captivé. J’aime la présence physique de Julian, et ses affinités avec le Nord de l’Angleterre. C’est un homme du Yorkshire, comme moi, mais son énergie créatrice parcourt d’autres chemins. Lorsque le fils de mon amie a réalisé cette sorte de performance, j’ai eu envie que Julian prenne sa suite. Et lorsque cela s’est fait, je me suis rendu compte que ce performeur, cette personne qui entre en scène, va transformer l’œuvre, modifier mon travail, y laisser son empreinte, ou bien en bouleverser le sens. Il y avait quelque chose de très émouvant dans cette idée que la sculpture puisse être davantage qu’un simple objet, davantage que les photos que Muna avait prises de moi, que le film ou mes propres gestes – qu’elle devienne l’atelier tout entier, nos amis, tous ceux qui intervenaient dans et sur l’œuvre.
Vos visiteurs livrent-ils leurs propres variations?
Ce sont des amis aux personnalités complexes. J’aimais l’idée que cette sculpture soit un espace de création où ils pourraient apporter leur contribution, faire partie de l’œuvre. Ils étaient rapidement très à l’aise, prêts à montrer et explorer une certaine face d’eux-mêmes. Je voulais montrer que la sculpture, la musique, la poésie, la performance pouvaient converger, se répondre, pour donner quelque chose de riche et, d’une certaine façon, sans aucun équivalent.
Thomas Houseago, Almost Human, juqu’au 14 juillet, musée d’Art moderne de la Ville de Paris.