Ce trentenaire breton est le premier artiste français à rejoindre la très convoitée Galerie Eva Presenhuber depuis son inauguration à Zurich en 2003 (présente aussi à New York depuis 2017), aux côtés de Joe Bradley, Ugo Rondinone, Trisha Donnelly et Franz West. Sa première exposition a commencé début novembre, et le mois précédent c’est à Bruxelles, dans la galerie CLEARING (qui l’a aussi exposé à New York en 2017) qu’il fit pareillement la par faite démonstration de sa singularité, de son savoir-faire et du registre onirique de ses préoccupations. Avec ses épis de maïs, ses apiculteurs et son bestiaire fait de caméléons, de serpents et de chats, Jean-Marie Appriou offre à l’art de notre époque un fascinant contrepoint.
Il est né en 1986 à Brest, a étudié à l’école des beaux-arts de Rennes et ne fait pas mystère de l’influence déterminante qu’ont eue sur lui les artistes Daniel Dewar et Grégory Gicquel dont il fut l’assistant. Longtemps, il eut son atelier à Plouguerneau, à l’extrémité de la pointe bretonne, et il me semble que comprendre son oeuvre suppose de ne pas perdre de vue la Bretagne, pays des mythes et des légendes, de Lancelot, élevé par la fée Viviane, la Dame du Lac de la forêt de Brocéliande… C’est un bagage indispensable pour entrer sereinement dans les récits complexes orchestrés par les personnages et animaux qui composent son univers sculptural. À l’heure où les jeunes artistes pensent avoir des compétences simultanément dans toutes les disciplines – peinture, sculpture, installation, vidéo… – lui a en effet choisi
de ne s’intéresser qu’à un seul médium – la sculpture – mais d’en explorer toutes les techniques. À Zurich, c’est un nouvel ensemble de pièces en fonte d’aluminium qu’il présente : l’une d’entre elles s’intitule Crossing the Parallel Worlds, et elle por te bien son nom. Cette grande composition métallique grise très élancée (qui évoque curieusement le calvaire de l’église de Plouguerneau) représente un ensemble de plants de maïs à parfaite maturation, en taille réelle : l’exposition s’intitule November, et les oeuvres – maïs et tournesols, entre autres – comme l’exposition tout entière, semblent vouloir nous connecter avec le moment présent du cycle des saisons. Dans les anfractuosités de ces plants de maïs organisés en volutes apparaît un visage dont les yeux sont surmontés de pièces de monnaie destinées à Charon – ce personnage de la mythologie grecque qui faisait traverser aux âmes des morts le fleuve Achéron, lorsqu’ils avaient payé leur obole. Assurément, l’ensemble ne se refuse pas à la narration et forme un récit étrange que soutient une iconographie composite. “L’astronaute, l’apiculteur et le baigneur sont des personnages avec lesquels j’ai commencé la sculpture. Ils sont des corps auxquels j’ai donné un rôle et des costumes, comme dans une pièce de théâtre. Ces personnages jouent un scénario. L’enfant astronaute évoque un futur incertain, il est seul dans l’espace. Dans une première version du personnage, l’apiculteur qui por te le chapeau de l’alchimiste dans le film La Montagne sacrée de Jodorowsky tient un bouquet dans sa main, comme s’il se rendait à un rendez-vous amoureux, mais c’est un rendez-vous avec les dernières abeilles encore vivantes sur notre planète”, expliquait-il à propos d’une série d’oeuvres antérieures.
Nude in the Rye 3 (2016) de Jean-Marie Appriou. Fonte d’aluminium et verre soufflé, 114,3 x 28 x 38 cm.
Comme les astronautes, les apiculteurs et autres “acteurs” de l’oeuvre de Jean-Marie Appriou, les plants de maïs ont été réalisés en fonte d’aluminium, une technique qu’il prétend avoir apprise en regardant sur YouTube des vidéos de “motards amateurs qui aiment fabriquer des boucles de ceinture le dimanche”. De manière générale, il entend en effet apprendre par lui-même et a acquis des compétences indiscutables dans toutes sortes de domaines. À commencer par la céramique : il grandit non loin des fours de potier qu’utilisait son père – sculpteur et scénographe qui créa des décors d’opéra et de théâtre – et s’y initia juste après être sor ti des beaux-ar ts. Il explique s’intéresser à nouveau à la céramique, maintenant qu’il a construit dans son atelier un four suffisamment grand pour y faire cuire des basreliefs. Il apprit aussi la tannerie : ses premières oeuvres à base de céramique et de peau disent déjà une liberté stylistique qui tranche radicalement avec l’époque.
Appriou ne compte pas posséder ces techniques à la perfection, et se méfie des habitudes acquises des artisans. “Je sculpte tous mes modèles en taille réelle dans mon atelier, avant de les envoyer à la fonderie. Ensuite, je demande aux fondeurs de prendre de la distance vis-à-vis de leur savoir-faire. Je considère ce qu’ils qualifient d’‘erreurs techniques’ d’un oeil dif férent.” Il compte aussi beaucoup sur les accidents d’une production autodidacte et rien ne semble le contenter davantage que l’aluminium ayant conservé, une fois fondu et solidifié, les traces de doigts du modèle en terre. Il y voit sans doute un élément concret permettant de faire le lien avec un autre personnage (celui qui façonna la sculpture en terre) et avec un autre récit. Il y a une dimension épique dans les récits que composent ses sculptures, et la singularité de ce projet, lorsqu’on le compare à l’art de sa génération, est bien réjouissante. Appriou pratique une forme décomplexée de symbolisme –“Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible”, écrivit le poète Jean Moréas en 1886 – et exprime l’étrange et le rêve à la Gustave Moreau. Il le dit : ses personnages ont des rôles à jouer, des histoires à véhiculer. Il faut aussi les regarder dans leur dimension théâtrale.
À Bruxelles, son exposition intitulée Griffe, langue, rose et écailles faisait la part belle à ses personnages d’aluminium, cette fois presque noir charbon et comme figés par les conséquences d’une éruption volcanique : un joueur de lyre et un tout petit bonhomme côtoyaient ainsi un bestiaire composé de chauves-souris, de piranhas, d’alligators, de serpents et de félins plus faméliques qu’un chat de Brancusi, formant un ensemble aussi inhospitalier qu’inquiétant – en dépit des quelques roses fleurissant sur des troncs d’arbres morts. Certaines sculptures animalières, remarquablement plates, semblent tenir debout par miracle mais sont maintenues à la verticale par leur formidable poids. L’ensemble évoquait nettement un état de survie, racontant peut-être la nature après qu’un fleuve se fut tari dans un pays lointain. (S’il est une dimension “écologique” à son œuvre, elle passe essentiellement par la célébration permanente de la terre, ses créatures, ses saisons.)
À ce paysage désolé s’en opposait un autre, déployant des têtes de caméléons et des papillons, scène très colorée et réalisée en verre (Appriou avait cette fois travaillé avec un souffleur professionnel) dont émanait toujours cette sorte d’émerveillement à manier ces matériaux et ces techniques : un tel condensé de singularité qu’il ne peut que ravir dans une discipline si souvent frappée de conformisme. Observant ces sculptures, on se dit que, décidément, bien peu d’artistes s’intéressent à ces sujets, à ces techniques, à ces modalités de conception d’une forme d’art.
Appriou offre à l’art de notre époque un contrepoint libérateur, l’émancipe par exemple du commentaire littéral des malheurs du monde pour l’entraîner vers un horizon plus poétique – mais pas moins connecté au présent. Car toutes les fables épiques contées par ses sculptures semblent nous renvoyer au moment présent du développement du monde et de l’histoire des hommes : symboliste, romantique aussi, son appréhension de ce moment particulier s’offre à nous sous les traits d’un possible voyage. Il explique : “J’aime quand les choses ressemblent à un poème de William Blake. Les artistes créent des mondes parallèles et nous permettent de les découvrir, de même que la poésie a créé des millions d’univers depuis que l’homme est devenu poète. Je n’ai aucune perception scientifique des choses, mais j’aime observer leurs correspondances, les voir comme de petites clés ou des portes qui nous ouvrent de nouvelles perceptions.”