IL DEVAIT ÊTRE 10 heures du matin, et nous faisions un tour dans le cimetière de Recoleta, à Buenos Aires, avant le déferlement des hordes touristiques venues photographier la tombe d’Eva Perón. Dans l’hémisphère Sud, l’hiver touchait à sa fin, et la météo était délicieusement fraîche et ensoleillée. Le long d’une allée un peu plus sombre, nous sommes tombés sur un ouvrier occupé à fixer une pierre tombale au ciment. “Celle-là est pour moi, nous a-t-il déclaré. Si Macri reste au pouvoir, adieu !” Le ton était donné. L’Argentine où nous avions atterri, une nouvelle fois aux prises avec une sévère crise monétaire, s’enfonçait lentement dans un énième chaos. Pour le meilleur et pour le pire, les Argentins ont la réputation de posséder une fierté et une résilience leur permettant de déplacer des montagnes, même en temps de crise.
“Le seul élément de stabilité que nous ayons dans ce pays, c’est une présentatrice de télévision de 91 ans du nom de Mirtha Legrand”, nous affirment, plaisantant à moitié, Lolo et Lauti, un duo d’artistes avec qui nous partageons un cafe con leche [un café au lait] et quelques medialunas [des croissants typiquement argentins]. Ils travaillent ensemble depuis 2011, en particulier sur l’art vidéo et les performances. En 2015, avec Violeta Mansilla, ils ont fondé UV Estudios, une galerie doublée d’un espace-projet dans le quartier en pleine ascension de Villa Crespo. On leur doit aussi le lancement de Perfuch, un festival de performances réunissant chaque année plus d’une centaine d’artistes, et qui a également redéfini la performance comme une pratique artistique en soi – un moyen d’échapper à la domination du théâtre expérimental (discipline de premier plan à Buenos Aires). Au fil de notre échange, nous mentionnons à quel point tout, dans cette ville, nous semble dynamique et fécond. “Certes, mais il n’est vraiment pas facile d’obtenir des financements ni d’attirer l’attention des institutions. Nous avons beau avoir fait la couverture de La Nación, le grand quotidien national, nous sommes toujours aussi pauvres !”
VUE DE L’ŒUVRE D’ALEX DA CORTE KERMIT THE FROG (18 MÈTRES).
L’ARTISTE NAHUEL VECINO.
Ironie du sort, en ces temps de grande précarité, ce qui nous a d’abord conduits à Buenos Aires se trouve être un projet baptisé Eternity, un cimetière pop-up pour les vivants. À la lumière des derniers événements, ce pourrait tout aussi bien être un cimetière où enterrer la dette du pays. S’inscrivant dans le cadre de Hopscotch (Rayuela), un programme aux multiples facettes organisé par la curatrice Cecilia Alemani pour Art Basel Cities, Eternity a rassemblé plus de 200 artistes locaux, appelés à livrer leur libre interprétation d’une pierre tombale. Tendrement caustiques et ludiques dans leur profondeur, les œuvres témoignent de la foisonnante créativité des artistes de Buenos Aires.
L’ARTISTE ELENA DAHN AGRIPPÉE À L’UNE DE SES SCULPTURES-PEINTURES EN LATEX.
MASSIMILIANO GIONI ET MAURIZIO CATTELAN POSENT À CÔTÉ D’UNE FIGURE EN CARTONPÂTE DE MARTA MINUJIN.
Le reste de la programmation de Hopscotch (Rayuela), concoctée par Cecilia Alemani, débordait d’esprit et de vivacité, à l’image de la curatrice elle-même, amenant l’art dans les endroits les plus improbables de la ville sans se prendre au sérieux. Aussi rafraîchissant que stimulant pour les différents publics. Le titre Hopscotch (Rayuela) [La Marelle] est emprunté au roman expérimental de l’écrivain argentin Julio Cortázar, construit sur un mode narratif non linéaire et qui, à l’instar du jeu traditionnel des cours d’école, peut fonctionner selon différentes séquences. D’un silo abandonné à une ancienne brasserie allemande, ce parcours ludique mêlait artistes argentins et internationaux. Parmi les temps forts, les portes tournantes d’Eduardo Basualdo (Perspective of Absence) s’ouvrant sur l’immensité du Río de la Plata, à l’extrémité d’un ponton long de 800 mètres, propriété d’un club de pêcheurs ; l’hypnotique “environnement performatif” d’Alexandra Pirici (Aggregate), réunissant une soixantaine d’interprètes appelés à danser ou à dériver durant des heures à travers l’espace ; Kermit the Frog, Even, grand ballon de baudruche à moitié dégonflé d’Alex Da Corte, à l’effigie de la grenouille du Muppet Show, logeant ses 18 mètres à l’intérieur d’une ancienne centrale électrique ; ou encore le monumental Untitled (No puedes vivir sin nosotras/You Can’t Live Without Us), vaste fresque murale de Barbara Kruger peinte aux couleurs du drapeau argentin sur un silo abandonné, face au Puente de la Mujer (le “Pont de la femme”). À ce propos, nous n’avons pu manquer de remarquer la présence récurrente des thématiques féministes et queer dans le paysage artistique argentin, en particulier à un moment où la frange progressiste de la population militait – encore – activement pour la légalisation de l’avortement : pendant notre séjour, une “vague verte” de femmes portant des foulards couleur émeraude (d’où le nom qu’elles s’étaient choisi) déferlait en effet sur les places publiques du pays, en soutien à cette revendication.
Nous voici donc, entre deux visites de Hopscotch (Rayuela), arpentant les galeries du quartier de Villa Crespo. Parmi les interlocuteurs que nous avons rencontrés, pas un seul qui n’ait cité le nom de Fernanda Laguna, artiste, poétesse et agitatrice culturelle locale. En 2000, au plus fort de la pire crise que l’Argentine ait connu de toute son histoire, cette personnalité extrêmement influente avait fondé Belleza y Felicidad (“Beauté et Félicité”), une galerie gérée par des artistes, devenue aujourd’hui légendaire. Durant de longues années, ce lieu a été le creuset de tout ce qui émergeait à Buenos Aires en matière d’art et de littérature. Laguna a par la suite délocalisé sa galerie dans un bidonville (villa miseria en espagnol argentin) en périphérie de la ville, où la structure s’est transformée en un projet éducatif expérimental, axé sur l’art et destiné aux enfants ou aux adolescents défavorisés.
Intrigués par le parcours singulier de cette agitatrice, nous sommes allés voir une œuvre qu’elle présentait dans une exposition collective à quelques rues de là, à la galerie Nora Fisch. Nous nous sommes retrouvés plongés dans une discussion sur l’histoire des mouvements féministes en Amérique latine avec la galeriste, qui présentait au même moment une exposition très bien conçue de l’artiste Adriana Bustos. Nous en sommes venus à évoquer la pression qui s’exerce, dans cette partie du monde, sur les artistes – invariablement censés exprimer une certaine forme de “régionalisme”. Comme le dit Nora Fisch : “Ici, on n’attend pas des artistes qu’ils travaillent sur la beauté, la matière ou la forme. Ils sont systématiquement, et le plus souvent à tort, associés à des thèmes relatifs aux peuples indiens indigènes, aux gauchos, aux desaparecidos [les personnes arrêtées et tuées durant la dictature] ou à Eva Perón – même si la plupart n’abordent absolument pas ces sujets.” Cette discussion nous a fait prendre conscience que la “tentation exotique” pouvait réellement constituer un problème dès lors que l’on s’éloigne des grands centres artistiques – en gros, New York, Londres et Paris – et à quel point, malgré la supposée ouverture d’esprit de ce milieu, la catégorisation en clichés régionaux peut être ressentie par les artistes comme une malédiction difficile à conjurer.
Nous avons terminé notre tour dans la plus ancienne galerie d’art de Buenos Aires, celle de Ruth Benzacar. Sa fille, Orly, nous a expliqué toute la difficulté qu’elle rencontre à ne représenter que des artistes argentins (un choix assumé de la galerie), dans un monde de l’art polarisé sur l’Europe et les États-Unis. Nous avons rapidement été rejoints par Catalina Urtubey, directrice de la galerie El Gran Vidrio, un lieu très pointu situé dans la ville de Cordoba, dans une ancienne station-service. “Très peu d’artistes sont parvenus à accéder au marché international”, nous a-t-elle expliqué, avant d’ajouter : “Et une fois que c’est fait, ils quittent définitivement la scène artistique argentine.” Il nous a cependant semblé que les choses étaient en train de changer. Nous avons rencontré plusieurs artistes de la nouvelle génération, à la fois profondément enracinés à Buenos Aires et en même temps inscrits dans une dimension et des perspectives résolument internationales. Pour nous guider dans cette ville, notre étoile du Berger a été Luna Paiva, séduisante artiste polyglotte qui a commencé par la photographie avant d’évoluer vers la sculpture en bronze de grande dimension. En plus de nous avoir emmenés dans la meilleure parrilla [grill] de Buenos Aires (chez Los Platitos, le bife de lomo [filet de bœuf] vous fait oublier que vous mangez de la viande pour la cinquième fois d’affilée), notre guide nous a fait découvrir, à Vicente López [ville en périphérie de Buenos Aires], l’une des plus anciennes fonderies du grand Buenos Aires, dirigée par trois frères. Luna Paiva y collabore avec les fondeurs, qui ont réalisé l’essentiel de ses sculptures installées dans des parcs et jardins publics, et qui ont aussi travaillé sur la plupart des monuments du pays. L’artiste terminait avec eux une série de répliques en bronze de sièges ordinaires en plastique, pour un projet qui sera présenté au Faena Art Space, à Miami.
Nous avons également rencontré le peintre et sculpteur Nahuel Vecino, dans son lumineux studio du quartier de La Paternal. Son travail nous était familier depuis l’exposition organisée il y a quelques années à l’espace Del Vaz Projects, à Los Angeles. Orchestrée par le jeune et talentueux touche-à-tout Jay Ezra Nayssan, l’exposition nous avait à l’époque convaincus que les structures de petite taille bénéficiaient plus efficacement au rayonnement des courants artistiques transnationaux, et en donnaient une vision plus nuancée. Vecino associe dans son travail les références aux bidonvilles de Buenos Aires à un style inspiré de la Renaissance et à des allusions aux mythologies grecque et romaine. Affichée au mur, une note porte l’inscription “Chardin, Boucher, Balthus” et, sur sa table basse, est posé un ouvrage intitulé Trésors du Musée national du Bardo. Poursuivant notre périple, nous avons rendu visite à l’artiste Elena Dahn, qui rejette à l’évidence toute notion d’art “régional”, travaillant principalement sur la forme et la matière au travers de la manipulation attentive et performative du latex pour ses sculpturestableaux. Dans un style totalement différent, nous avons conclu par une visite chez Marta Minujín, légende vivante, inspiratrice du pop art. Dans son extravagante demeure, cette artiste de 75 ans a rassemblé des photographies d’elle avec Andy Warhol et des maquettes du projet, largement salué, qu’elle a présenté en 2017 à la documenta 14 de Kassel − reprenant une proposition de 1983 intitulée The Parthenon of Books (Le Parthénon des livres). Une armée d’assistants travaillent sur ses peintures expérimentales.
Il nous a paru évident que la ville de Buenos Aires avait pleinement conscience de l’importance des artistes dans son propre développement. La manifestation Art Basel Cities s’intégrait en effet dans un projet plus vaste de développement urbain, centré notamment sur les limites méridionales de la capitale fédérale et sur le quartier touristique (et un peu sensible) de La Boca. La Fundación Proa y a récemment ouvert un deuxième espace consacré aux artistes émergents, Laboratorio Proa21. Nous y avons rencontré Dani Zelko, en pleine installation d’une œuvre renvoyant aux violences policières dans le quartier. De leur côté, les institutions publiques semblaient toutes s’être mises sur leur trente et un pour accueillir les visiteurs étrangers : le musée d’art latino-américain MALBA et le musée d’art moderne MAMBA ouvraient leurs expositions, toutes deux consacrées à des œuvres fondamentales de l’art latino-américain. Les initiatives privées n’étaient pas en reste. Parmi elles, le BSM Art-Building, fondé par le collectionneur et entrepreneur immobilier Guillermo Rozenblum, offrait un espace en alternance à un groupe d’artistes parmi lesquels Max Gómez Canle, Leandro Asoli, Andrés Aisicovich et Eduardo Basualdo. Une mention spéciale également pour le Museo Xul Solar, véritable perle au cœur de la ville. Ancienne résidence du peintre Alejandro Xul Solar, il résume la vision singulière de l’artiste, celle d’une utopie fondée sur un langage universel. Notre semaine s’est terminée par un grand dîner-performance organisé par le magnat de l’hôtellerie Alan Faena, également à l’origine du Faena Art Center (Buenos Aires et Miami). Il est aussi l’un des meilleurs parrilleros que nous ayons rencontrés durant notre séjour. Au vu de son aptitude à faire griller les viandes à la perfection, nous lui avons posé la question sur ses autres capacités de gaucho. “Vous montez à cheval ?”, lui avons-nous demandé. “Ici, nous a-t-il répondu, nous chevauchons surtout l’impossible. Nous n’avons pas le choix.”